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La Nouvelle-Zélande

Chapitre XI La presse aux antipodes. — La législation ouvrière et le socialisme d’État

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Chapitre XI La presse aux antipodes. — La législation ouvrière et le socialisme d’État.

Nous disions, au chapitre précédent, que les luttes politiques sont très vives et les périodes électorales remplies d’animation. Toutefois, entre adversaires, on se confine toujours sur lc terrain législatif ou municipal. Les insinuations contre la vie privée sont, pour ainsi dire, inconnues, et le mode d’argumentation, malheureusement trop en honneur dans d’autres pays, qui consiste à traiter les gens de canailles, pourris, vendus et autres aménités, simplement parce qu’ils ne pensent pas comme vous, n’est point en faveur ici. Un candidat qui l’emploierait serait honni même par ses partisans. Sous certains rapports, les antipodes sont plus civilisés que les vieux pays.

Dans le même ordre d’idées, la presse n’attaque jamais le gouverneur; il est placé au-dessus des luttes de partis, et cette réserve de bon goût n’est pas spéciale à la Nouvelle-Zélande. On la retrouve dans les autres possessions britanniques, le colonial anglais estimant, avec beaucoup de raison, que vilipender le représentant de la mère patrie, c’est se déconsidérer soi-même. Voilà une règle de conduite que les journaux devraient bien adopter partout. On va me répondre, je le sais, qu’il n’est pas difficile d’éviter le blâme quand on est un chef d’État irresponsable et que les ministres se trouvent là pour recevoir les coups de boutoir de la presse d’opposition. D’accord; mais, outre que dans les colonies anglaises, ces attaques ne visent pas le gouverneur, elles sont purement politiques: elles contiennent des critiques parfois fort dures des actes du Gouvernement, mais de ceux-là seulement, et page 178jamais de ces insinuations sur l’homme privé qui, autre part, sont les armes de combat habituelles d’une certaine presse. Puis s’il est logique que les chefs de colonies gouvernant euxmêmes et responsables par conséquent de leurs actes soient pris à partie pour leur mode d’administration, il n’est pas nécessaire de leur faire prendre périodiquement de véritables bains de boue, car ces polémiques fâcheuses dépassent les frontières.

Cette petite digression sur la presse nous amené teut naturellement à dire un mot des journaux de ce pays, et quelques détails relatifs au quatrième pouvoir, en Nouvelle-Zélande, ne seront peut-être pas lus sans intérêt. Au mois de janvier 1900 on comptait dans la colonie 219 publications périodiques, dont 29 mensuelles, 1 tri-mensuelle, 3 publiées chaque quinzaine 61 hebdomadaires, 32 bi-hebdomadaires, 42 paraissant tous les deux jours, enfin 51 journaux quotidiens. La province de Wellington vient en tête avec 49 périodiques, suivie de près par celle d’Otago, où l’on en compte 48, il y en a 40 dans le district d’Auckland et 37 en Canterbury Nelson en publie 13, Taranaki 12, Hawkes Bay, Westland 8 chacun, Marlborough 4 et les autres 3 ou 2.

Le meilleur, le plus complet de tous les hebdomadaires est la Christchurch Press qui paraît tous les mercredis et, comme illustrations, peut rivaliser avec nombre de publications similaires en Europe. Viennent ensuite, par ordre d’importance, les Weekly news d’Auckland, New Zealand Mail de Wellington, Otago witness de Dunedin, New Zealand Graphic d’Auckland, Spectator de Christchurch et Free Lance de Wellington, — ces deux derniers mondains et satiriques.

Quant aux 51 journaux quotidiens, le premier de tous est le New Zealand Herald qui se public à Auckland; le second, la Press de Christchurch; le troisième, 1’Evening Post de Wellington. On peut citer encore comme très importants, le New Zealand Times aussi de Wellington 1’Otago Daily Times de Dunedin, le Lyttelton Times de Christchurch et le Hawkes page 179Bay Herald de Napier. Les autres sont répartis entre les localités moins peuplées.

Ces feuilles ont toutes une ligne politique, mais elles ne dirigent pas l’opinion dans le sens où on l’entend chez nous. Les coloniaux d’Australasie recherchent, avant tout, l’information précise et détaillée; sous ce rapport, ils sont admirablement servis. Dans les grandes villes, il y a deux feuilles quotidiennes, l’une du matin, l’autre du soir, contenant de huit à douze pages de texte serré et publiant de gros suppléments, chaque samedi. Elles sont toutes à un penny (10 cent.) et vraiment on en a pour son argent. Grâce à un système de correspondance télégraphique très étendu, la Press Association, à laquelle les journaux sont abonnés, on connaît, sur tous les points de la colonie, le jour même où il se produit, le moindre événement intéressant; quant aux jugements des tribunaux, discours d’hommes politiques, articles de tête des principales feuilles, ils sont télégraphiés in extenso. En outre, des agences de Londres transmettent, chaque jour, les événements du monde entier en de longs câblogrammes qui remplissent une ou deux pages de journal. Nous avons pu suivre ainsi les événements de Chine, au fur et à mesure qu’ils se déroulaient, aussi bien que les lecteurs de Londres ou de Paris. Auparavant, nous étions tenus au courant, deux fois par jour, des moindres incidents d’une affaire célèbre. Pour la guerre du Transvaal, le Times lui-même n’a pu donner des nouvelles plus complètes et plus récentes que les feuilles des antipodes. La multiplicité des journaux abonnés doit seule permettre aux agences d’envoyer, au prix de 2 francs le mot (demi tarif), des télégrammes de pareille dimension et de gagner encore de l’argent.

Le ton de la presse, nous l’avons dit plus haut, est habituellement modéré. Certains articles de tête parfois sont fort bien écrits, la rapidité des informations égalant celle des journaux américains. Le lecteur, en général, se soucie peu des polémiques; ce qu’il veut, ce sont des nouvelles: la fraîcheur page 180de ces renseignements est prisée plus haut que leur intérêt. Les attaques personnelles sont très rares, d’abord parce que ce n’est pas dans le goût du public et, surtout, parce que les jurys néo-zélandais se montrent fort sévères pour ces intrusions dans la vie privée des citoyens. Aussi, quand un individu se croit diffamé, il n’hésite pas à intenter des poursuites. Aucun article n’étant signé, il n’a point à en rechercher l’auteur derrière lequel, du reste, la loi ne permet pas au propriétaire du journal de s’abriter; il assigne donc la raison sociale. Le conseil d’administration qui exploite la feuille, surtout au point de vue commercial, sait bien que neuf fois sur dix il sera condamné, et, qu’à la prochaine assemblée générale, les actionnaires ne lui feront aucun compliment s’il leur présente, au passif, un petit item de 500 à 1000 livres sterling, résultat d’un article dans lequel on aura dit, même en termes fort spirituels, que M. X… est un coquin ou M. Z… une crapule. Ce genre de polémique est donc peu usité.

Les journaux sont tous très lus: dans une ville de 40000 habitants, il y en a au moins deux qui tirent à 12 ou 15000 exemplaires. Les grandes feuilles quotidiennes sont une excellente entreprise, les annonces rapportent énormément, tout le monde plus ou moins faisant de la publicité. Telle grande maison n’y consacre pas moins de 250000 francs par an, et il n’est point jusqu’au savetier qui ne trouve nécessaire de vanter, de temps à autre, par la voie de la presse, la bonne qualité de son travail. Et l’on ne pourrait lui appliquer l’adage: Ne, sutor, ultra crepidam, car, en somme, c’est bien de semelles qu’il s’agit.

Si l’on veut savoir ce que peut produire un journal bien dirigé en Nouvelle-Zélande, on peut s’en faire une idée par ce qu’a rapporté, l’an dernier, le Herald d’Auckland. Résultat de la fusion intelligente opérée, jadis, entre deux feuilles qui faisaient leurs frais, mais rien de plus, il est, aujourd’hui, la propriété de trois associés. Il a donné, m’assure-t-on, en 1899, 12000 livres sterling de bénéfices, tous frais payés. Chacun de ces messieurs a donc mis dans sa poche la somme rondelette page 181
Engraving of proposed or imagined architecture in a future federal capital of Australia, c.1904.

Un project de capitale fèdèrale pour le Commonwealth Australien. — Dessin de Massias, d’après une gravure.

page 182 page 183de 100000 francs. Dans ces conditions-là, n’est-ce point un plaisir que de renseigner ses contemporains?

Les gouvernants de la plus lointaine colonie de l’Empire britannique semblent s’être fait un point d’honneur de forcer l’attention du Vieux Monde à se porter sur leur pays si peu connu, il y a quelque dix ans. Aussi, tout en se proposant pour principal et très louable objectif l’amélioration progressive du sort de la classe ouvrière, ont-ils vu, sans déplaisir, leurs tentatives de mise en pratique des conceptions les plus hardies de l’esprit moderne, suivies avec intérêt par les économistes européens. La visite récente de plusieurs de nos compatriotes, envoyés aux antipodes pour y étudier la nouvelle doctrine étatiste, a produit grande impression, et les journaux néo-zélandais n’ont pas manqué de faire ressortir l’intérêt avec lequel l’Europe paraît suivre l’application des lois nouvelles. Un ouvrage sur la colonie, même dénué de toute prétention à l’œuvre politique ou sociale, comme celui-ci, serait donc incomplet s’il ne résumait, tout au moins dans ses grandes lignes, l’œuvre capitale du ministère Seddon.

Il y a dix ans, nous le disions tout à l’heure, la Nouvelle-Zélande était peu connue en Europe. Le pays, en effet, n’offrait, avec les autres possessions autonomes de l’Angleterre, aucune différence appréciable. On le confondait volontiers avec les colonies australiennes, et, pour tout dire, l’on ne savait pas grand chose ni de l’un ni des autres. La campagne fédéraliste en Australie, dont sir Henry Parkes fut, en 1889, l’initiateur, commença d’attirer les regards du monde ancien sur cet énorme continent presque aussi grand, à lui seul, que la vieille Europe tout entière. L’année suivante, une grève formidable vint jeter un trouble profond dans le monde commercial et maritime de l’hémisphère Sud, et sa répercussion sur le marché de Londres fut telle que les économistes européens se départirent, une fois pour toutes, de la dédaigneuse indifférence dont ils avaient enveloppé jusque-là ces pays neufs. Désormais, l’Australie comptait comme facteur économique, non seulement page 184en Angleterre, mais dans le monde. La Nouvelle-Zélande, à son tour, allait bénéficier de cette découverte sociale succédant aux découvertes géographiques des grands navigateurs du XVIIIe siècle.

Comme il fallait s’y attendre, le labour party1, puissant, déjà, en Australie, ne pouvait manquer d’exercer une certaine influence, sur un parti similaire à peine venu au monde politique en Nouvelle-Zélande.

Vers le milieu de l’année 1890, épousant la cause de leurs camarades de Sydney et Melbourne, les lumpers « ouvriers des ports » néo-zélandais cessèrent tout travail, entraînant par leur exemple nombre de travailleurs d’industries diverses. Quinze jours plus tard, la grève générale était déclarée. Avec cette ténacité qui fait le fond du caractère anglais, ouvriers et patrons tinrent bon, chacun de leur côté, puis, comme ces derniers avaient l’argent, les prolétaires, peu à peu, durent capituler, sans avoir jamais tenté d’ailleurs, il faut le dire à leur louange, d’intimider le capital par des actes de violence. Mais si elle ne leur avait pas donné le succès, la grève faisait naître chez les ouvriers la conscience de leur force, et cette notion ne devait pas rester sans fruits. Assez indifférents jusque-là aux luttes politiques, ils se dirent, qu’après tout, ils étaient le nombre, et que le nombre, grâce au bulletin de vote, c’est le pouvoir pour un parti organisé et discipliné. Aussitôt dans les réunions, sur tous les points de la colonie, un grand nombre de candidats entreprenants et connus par quelques succès de parole furent désignés; aux élections générales de 1891, beaucoup de députés ouvriers étaient élus. Devant cette poussée, le ministère conservateur, présidé par M. Atkinson, dut démissionner, et le soin de former un cabinet susceptible de s’appuyer sur une majorité stable échut à M. John Ballance. Un portefeuille était donné dans le nouveau Gouvernement à M. Seddon, dont ce furent les débuts dans la vie page 185politique. Des discours remarqués, un esprit hardi et épris de nouveauté, le mirent promptement hors de pair parmi ses collègues, et lorsqu’en 1893, M. Ballance mourut, M. Seddon, depuis longtemps son bras droit, parut tout désigné pour lui succéder. Depuis lors, il n’a pas cessé d’occuper la présidence du Conseil, et c’est sous son égide que furent votées toutes les lois dont les Néo - Zélandais s’enorgueillissent gueillissent aujourd’hui.

Black and white portrait of Sir Robert Stout.

Sir Robert Stout, Chief Justice de la Nouvelle-Zélande.

Ayant fait entrer à la Chambre des représentants assez de députés de leur choix pour que ceux-ci, avec l’appoint de quelques membres avancés des anciens partis, puissent constituer une majorité durable, les Trade Unions voulurent parer au plus pressé en faisant voter par leurs élus, investis d’un mandat quasi-impératif, une loi qui constituerait la base nécessaire à la réalisation de leur programme intégral. Déjà ils avaient obtenu la journée de huit heures, mais ceci n’était pour eux qu’un acheminement. L’expérience de 1890 leur avait appris que si la grève avait considérablement gêné les patrons en leur faisant perdre beaucoup d’argent, elle avait été surtout nuisible aux travailleurs vivant de leurs salaires. Si le combat recommençait, ce serait encore la lutte du pot de terre contre le pot de fer. Mais par quel autre moyen faire triompher leurs revendications? Voici ce que l’on imagina: « Puisque nos amis sont page 186en majorité à la Chambre et dans le Cabinet, substituons, clamèrent partout les ouvriers, à la vieille arme démodée de la grève, l’autorité de la loi. Faisons intervenir l’État dans le règlement de nos contestations avec les possesseurs du capital. » C’est dans cet esprit que fut votée la loi sur l’arbitrage, fondement de tout l’édifice législatif actuel, qui, en imposant la conciliation obligatoire, reconnaissait à l’Etat le droit de s’ingérer dans les litiges entre particuliers, même sans le consentement préalable de toutes les parties.

Aux yeux de beaucoup de gens, cette doctrine paraitrait dangereuse, comme attentatoire à la liberté. Il est certain que le droit du Gouvernement de mettre d’accord, même malgré eux, les gens qui ne veulent pas s’entendre, d’empêcher un ouvrier de quitter une usine où son travail lui paraît insuffisamment rémunéré, de contraindre le patron à conserver cet ouvrier, quand il en trouverait d’aussi bons pour le même prix, de dire à l’un: « c’est moi Etat qui déciderai ce que tu dois gagner »; à l’autre: « je fixerai le salaire que tu dois allouer à tes employés », n’est guère défendable en théorie et se concilie difficilement avec la liberté individuelle. Mais les Anglo-Saxons, les coloniaux surtout, ne sont pas des théoriciens. Peu leur importent les principes si le résultat est bon. Et, dans la pratique, il faut bien le dire, I, Arbitration act n’a pas donné de trop mauvais résultats. La suppression radicale des grèves, dont les conséquences sont toujours si préjudiciables à la vie économique d’un peuple, n’est pas l’un de ses effets les moins appréciables.

Voici, sommairement exposés, les détails du fonctionnement de cette loi. Lorsqu’une contestation relative à l’ouvrage ou aux salaires s’élève entre patrons et ouvriers et qu’ils ne peuvent s’entendre, ces derniers s’exposent, s’ils quittent l’usine ou la manufacture ou cessent le travail, à des poursuites correctionnelles, sauf, bien entendu, s’ils peuvent rapporter la preuve d’un accident, d’une maladie ou de tout autre empêchement matériel coïncidant avec l’époque de la contestation, mais page 187n’ayant aucune connexité avec le litige lui-même. D’autre part, sous peine d’amendes très élevées et au besoin d’une répression plus sévère encore, il n’est pas permis aux patrons de congédier un ouvrier syndiqué simplement parce qu’il y a conflit. Nous disons un ouvrier syndiqué; en effet, le bénéfice de la loi sur l’arbitrage forcé ne s’étend qu’à cette catégorie de travailleurs. C’est là une singularité, on pourrait presque dire une injustice de la législation actuelle, car la conciliation obligatoire entraîne, pour ainsi dire, la contrainte de se syndiquer, si l’on veut profiter des avantages qu’elle confère. Cette exception n’est guère libérale, mais les principes, nous l’avons déjà dit, les Néo-Zélandais s’en préoccupent médiocrement.

Le différend est porté, tout d’abord, devant un tribunal appelé Conciliation board, lequel, comme son nom l’indique, est chargé de concilier les deux parties. Il se compose de six membres, trois nommés par les patrons et trois par les ouvriers. Nous ne surprendrons personne si nous disons que cette juridiction est, la plupart du temps, impuissante à mettre les plaideurs d’accord, par l’excellente raison que les uns et les autres ont à peu près toujours leur siège fait d’avance. Les délégués des travailleurs, surtout, croiraient abdiquer s’ils ne défendaient « mordicus » les prétentions de leurs pareils. Ce sont, en un mot, des avocats, avocats passionnés même des revendications de leurs camarades, ce ne sont pas des juges; les représentants des patrons, de leur côté, ne peuvent se défendre d’une certaine partialité au profit des employeurs.

Il fallait donc, de toute nécessité, au-dessus de cette juridiction fort peu efficace, malgré les bonnes intentions du législateur, une sorte de Tribunal d’appel qui tranchât définitivement les contestations industrielles. La Cour d’arbitrage, Arbitration Court, répond à ce besoin. Elle se compose de trois membres, l’un pris dans ce qu’on a coutume d’appeler les classes dirigeantes, l’autre choisi dans les cercles ouvriers, le troisième est un juge à la Cour suprême qui préside; tous sont nommés par le Gouvernement. Cette Cour connaît de page 188toutes les contestations entre patrons et ouvriers qui n’ont pu être réglées par le Conciliation board; en fait, de presque toutes, nous avons dit pourquoi. Sa besogne, on le voit, n’est pas mince, d’autant qu’elle est unique et siège, à différentes époques, dans les grands centres industriels de la colonie. Le président, homme fort consciencieux, tient à rendre des arrêts aussi conformes que possible à l’équité, car ils sont sans appel, et presque toutes ses sentences, au début, ont fait jurisprudence pour les différents corps de métier. Or si intelligent et instruit qu’il soit, il ne pouvait être au courant des particularités de telle ou telle industrie, des procédés de fabrication, etc., etc. De plus, très souvent, l’un de ses assesseurs dit blanc et l’autre noir, en raison même de leur origine. Il est donc, la plupart du temps, forcé de trancher la question tout seul. De là, pour éclairer sa religion, l’interminable défilé, dans chaque affaire, de témoins spécialistes, dont les dépositions, pour être longues, n’en deviennent pas plus claires, il s’en faut.

En général les décisions de là Cour d’arbitrage sont très équitables et acceptées d’assez bonne grâce par les parties. Peutêtre, pourrait-on leur reprocher d’être un peu trop uniformément favorables à la cause des ouvriers. Mais c’est l’esprit du jour, et sans vouloir faire à l’honorable juge l’injure de le supposer capable de flatter les hommes au pouvoir (ce qui, du, reste, ne lui servirait à rien, lui et ses collègues de la Cour suprême étant inamovibles et ne pouvant recevoir d’avancement), il est bien permis de supposer que l’opinion publique influe sur lui, peutêtre même à son insu. Or l’opinion de la masse, en Nouvelle-Zélande, se résume en ces deux formules: « Gagner toujours plus; travailler de moins en moins. » Voilà l’unique objectif des associations ouvrières. Quant aux conséquences qu’il peut avoir sur l’avenir économique du pays, peu leur en chaut.

Tel est, dans ses grandes lignes, l’état actuel et le fonctionnement de la législation ouvrière de la colonie. Jusqu’à présent, les effets en ont été plutôt bons. Cela durera-t-il? Personne page 189n’en sait rien, au juste. Et quant à la question qui vient naturelleme sur les lèvres des lecteurs européens, « une pareille législation donnerait-elle sur le vieux continent des résultats aussi favorables qu’aux antipodes », il me paraît téméraire de répondre oui ou non. Ce qui peut réussir dans un pays neuf, peuplé seulement de 800000 habitants pour un territoire qui, en Europe, en contiendrait 25 à 30 millions, serait sans doute plus difficile à appliquer dans les vieilles civilisations; car là, avant de construire, il faut tout d’abord démolir l’antique édifice des préjugés et de la routine, tandis que chez les peuples jeunes, sans passé, sans histoire, pareille obligation n’existe pas. L’expérience seule, je crois, permettrait de se faire une opinion sur ce point.

Black and white portrait of Sir John Logan Campbell.

Sir John Logan Campbell, maire d’Auckland, né en 1817, le plus ancien colon de la Nouvelle-Zélande.

Unetendance curieuse, en Nouvelle-Zélande, est la propension de plus en plus marquée à tout ramener à l’Etat, tendance d’autant plus extraordinaire qu’elle semble si opposée à cette marque essentielle de l’esprit anglo-saxon: page 190l’individualisme. Au rebours du Français, qui la blague à tous les degrés, depuis le chef de l’État jusqu’au garde-champêtre, mais qui semble ne pouvoir faire un pas hors des lisières administratives, l’Anglais respecte l’autorité; il ne compte pas sur elle. Cette indépendance a été sans doute l’une des causes de ce que, dans une certaine école, on se plaît à nommer « la supériorité des Anglo-Saxons. »

Par un contraste assez piquant, à l’aurore du xxe siècle, un peuple neuf, issu de cette race-là, marche résolument vers le socialisme d’État, phénomène d’évolution qui mérite d’être observé avec soin. Persistera-t-il dans cette voie? Indubitablement, si les résultats lui paraissent bons. S’ils deviennent mauvais ou simplement douteux, c’est une autre affaire. Les Néo-Zélandais, nous l’avons dit et répété, sont des gens qui ne se nourrissent pas de viande creuse, l’idéalisme est leur moindre souci.

Le pays doit sa richesse, en première ligne, à l’agriculture et à l’élevage. Toutefois, sa prospérité serait beaucoup plus grande si les fabriques pouvaient s’y multiplier. Mais, à part les usines où se traitent les produits animaux, toutes végètent. Et quand on demande à un Néo-Zélandais pourquoi tel ou tel article est importé à grands frais d’Europe, quand il serait beaucoup plus pratique, semble-t-il, de le produire sur place, labour is too expensive « le travail est trop cher », voilà la réponse que l’on reçoit invariablement.

Aussi, le premier ministre qui, partisan déterminé de l’amélioration progressive du sort des travailleurs, ne donne néanmoins nullement dans les utopies, ne sanctionnerait pas, tout porte à le croire, des mesures capables de tuer net la vie industrielle. Il semble qu’à moins de contraindre le capital engagé dans l’industrie à ne produire qu’une rémunération dérisoire, il est impossible d’accorder plus d’avantages aux ouvriers. Et si la baisse continuelle du rendement amène l’exode de l’argent, qui en pâtira le plus? Les travailleurs, comme de juste, car ils no trouveront plus les emplois avantageux d’aujourd’hui. Les page 191législateurs, dans l’intérêt même des ouvriers, devraient voir plus haut que la plupart de ceux dont toute la politique se résume dans la doctrine un peu trop simpliste, peut-être, à laquelle nous faisions allusion dans ce même chapitre: « Moins de travail, plus de salaire. »

Afin de compléter nos indications sur les tendances de l’Etat néo-zélandais à s’immiscer dans les affaires de ses administrés, n’oublions pas de mentionner les Lands acte, lois sur les terres, qui ont pour but d’empêcher l’accumulation de la propriété rurale entre les mains des privilégiés de la fortune. Elles donnent au Gouvernement le droit d’exproprier tout possesseur d’un domaine qui dépasse une certaine étendue, en lui payant ses biens au prix d’estimation fixé par les experts officiels du ministère de l’Agriculture. On voit de suite, ici, l’arbitraire, puisqu’en somme l’Etat acquéreur détermine lui-même son prix d’achat, et que le vendeur n’est pas libre de refuser l’offre, s’il la juge — et c’est presque toujours le cas — insuffisante.

En matière d’impôts, il n’existe aucune commission analogue à nos répartiteurs; ce sont les agents du fisc qui, après inspection, décident de la valeur imposable, et souvent l’on a vu — contradiction bizarre — telle propriété estimée une somme considérable, pour grossir le rendement des impôts, n’être plus prisée qu’un chiffre très inférieur, deux ou trois ans plus tard, lors de l’estimation précédant le rachat par le Gouvernement. Les propriétés ainsi acquises sont dépecées en parcelles, sur lesquelles s’établissent les familles qui veulent essayer de la vie champêtre.

L’Etat leur consent une avance remboursable par annuités avec le prix d’achat, le tout garanti par leur concession qui fait retour au prêteur, si l’emprunteur ne satisfait pas à ses obligations. Quand les colons sont des ouvriers agricoles ou de petits fermiers sans capitaux, mais industrieux, ils s’en tirent généralement à leur honneur, et cette loi a fait presque autant pour la popularité du ministère Seddon que celle sur l’arbitrage obligatoire. Les essais, toutefois, pour attirer vers la page 192terre les habitants des villes n’ont pas été d’habitude couronnés de succès.

Au bout d’un an ou deux, la plupart des concessions distribuées un peu à tort et à travers, dans un but électoral, étaient abandonnées par les occupants, et l’État se trouvait momentanément fort embarrassé de ce capital improductif. Aussi se montre-t-on beaucoup plus difficile maintenant. Les postulants sont l’objet d’une enquête sérieuse; leur demande n’est accueillie que s’ils ont de la conduite et paraissent susceptibles de réussir.

Le Shops and factories act, qui fixe le nombre des heures de travail, celles d’ouverture et de fermeture dans les usines, les manufactures et les magasins, en édictant des peines très sévères contre les-patrons délinquants; la loi sur les accidents du travail, qui les met presque tous à la charge de l’employeur, même quand il y a faute ou imprudence de l’ouvrier; l’interdiction absolue de donner des salaires moindres que ceux en usage dans les différents corps de métier; enfin, l’obligation d’accorder à tous les employés, sans distinction, une demi-journée de congé par semaine, outre le dimanche, tout cela montre bien la préoccupation constante des pouvoirs publics de la colonie: concéder aux travailleurs le maximum possible d’avantages matériels et moraux.

En résumé, protégés par la loi, soutenus par le Gouvernement, maîtres des votes et par conséquent de la politique intérieure, jouissant de salaires dont l’énumération ferait venir l’eau à la bouche des nôtres, les prolétaires néo-zélandais paraissent bien avoir trouvé aux antipodes l’Eldorado des ouvriers. Sauront-ils, en sages, se contenter du bonheur actuel et ainsi le conserver, ou, au contraire, leurs exigences croissantes finiront-elles par le compromettre? L’avenir nous le dira.

1 Parti du travail ou parti ouvrier.