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La Nouvelle-Zélande

Chapitre VI Les religions. — La famille et la société. — La vie mondaine. — L’instruction. — La race

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Chapitre VI Les religions. — La famille et la société. — La vie mondaine. — L’instruction. — La race.

Dans aucune partie de l’empire de sa Gracieuse Majesté, le mot fameux de Voltaire sur les Anglais qui ont « cinquante religions et une seule sauce » ne pourrait trouver plus juste application qu’en Nouvelle-Zélande. La sauce, en effet, la fade et sempiternelle sauce blanche, est élevée ici à la hauteur d’une institution nationale. Présentée d’abord avec le poisson, on vous la ressert avec la première entrée; ne la voyant plus à la seconde, vous vous en croyez délivré; erreur, elle réapparaît avec le rôti, et, circonstance aggravante, elle est froide alors, ayant pris une consistance qui la rendrait excellente, dans les périodes électorales, pour fixer sur les murs les professions de foi des candidats. Dans les plus grands dîners, le fin du fin, le dernier cri de l’art culinaire, c’est du faisan rôti aux pommes de terre frites, copieusement arrosé de la susdite sauce. O mânes de Brillat-Savarin et du baron Brisse!

Quant aux religions, on verra par la nomenclature ci-après, extraite de l’annuaire officiel, que Voltaire n’exagérait guère. Sur une population totale de 703360 habitants1 on compte: 281166 épiscopaliens (Église d’Angleterre), 159952 presbytériens (presque tous de descendance écossaise), environ 100000 catholiques romains et 70000 méthodistes (primitifs et wesleyens). Outre ces quatre groupes principaux, on remarque: 16000 baptistes, 10500 salvationistes (armée du salut), 7000 congrégatio-

1 Chiffres de recensement de 1896. La population actuelle dépasse 80082 âmes.

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Black and white photograph showing Dunedin, New Zealand, c.1904.

Vue générale de Dunedin. — Photographie de J. Martin, a Auckland.

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Black and white photograph of Wanganui, New Zealand, c.1904.

Vue de Wanganui. — Photographie de J. Martin, a Auckland.

nalistes
indépendants, 6000 disciples du Christ, même nombre de luthériens (confession d’Augsbourg), 5000 frères chrétiens, 3500 bouddhistes et 3000 méthodistes non définis. Puis viennent, en nombre décroissant: des calvinistes, des unitariens, des amis, frères du Christ, frères ouverts (sic)1, frères évangéliques, christadelphes2, swedenborgiens membres de la Nouvelle-Jérusalem, indépendants, israélites, israélites chrétiens (M. Drumont n’avait pas trouvé cette religion-là), catholiques apostoliques, vieux-catholiques, catholiques (sans épithète, mais distincts des catholiques romains), orthodoxes (grecs), mormons, spiritualistes, agnostiques, adventistes du septième jour, sécularistes (peu nombreux ceux-là, 112 hommes et 41 femmes), des déistes,

1 Ce ne sont pas des Japonais. C’est sans doute leur culte qui est ouvert à tous, non leur rentre.

2 Distincts des frères du Christ, malgré la similitude de nom.

page 86des théistes, etc., etc. Cela fait 35 religions bien comptées. Enfin, au dernier recensement, 16000 personnes ont refusé de faire connaître leur croyance, 2000 ont déclaré n’en pas avoir et 8000 n’ont été rangées dans aucune catégorie faute de renseignements assez précis.

Tout cela vit en bonne intelligence; il y a bien quelques personnes, de vieux puritains surtout, convaincus que tous les autres iront fatalement en enfer, mais ils se contentent de déplorer l’aveuglement de leurs frères égarés, et nul ne songe à polémiquer. On ne fait pas de prosélytisme, et l’anticléricalisme est inconnu. Les libres penseurs fréquentent volontiers les nombreux clergymen de toute dénomination, et ceux-ci ont d’excellents rapports entre eux.

Il n’est pas rare de constater, dans une même cérémonie, la présence de représentants de tous les cultes, et j’ai vu l’évêque anglican faire un discours très applaudi, à la distribution des prix du collège des maristes, présidée par l’archevêque catholique. Bien plus, à la bénédiction de la première pierre de la basilique du Sacré-Cœur, faite par ce prélat, en habits pontificaux, on remarquait, au premier rang, le grand-maître de la franc-maçonnerie et le rabbin israélite. Ce dernier, par parenthèse, a mis en pratique le précepte de la Genèse: croissez et multipliez, avec une ponctualité qui désolerait les antijuifs; il n’a pas moins de dix-sept enfants.

Si l’anticléricalisme est inconnu, l’antisémitisme l’est encore davantage, et le violent déchaînement des passions religieuses chez nous, au moment de l’affaire Dreyfus, a été pour tous un sujet de stupéfaction. « N’avez-vous pas proclamé depuis cent ans en France, me disaient des hommes sérieux, la liberté absolue de tous les cultes comme aussi celle de n’en avoir aucun? — Sans doute — Eh bien, alors, pourquoi s’inquiéter de la religion d’un homme dans une affaire judiciaire; en quoi le culte professé par lui peut-il faire préjuger de sa culpabilité ou de son innocence? » Pour venir de l’hémisphère austral, ce raisonnement simpliste n’est certes pas aux antipodes du bon sens.

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Black and white photograph of Queenstown, New Zealand, c.1904.

Queenstown, sur le Lac Wakatipu. — Photographie J. Martin, a Auckland.

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Si tous les ménages néo-zélandais n’offrent pas l’image d’une aussi merveilleuse fécondité que celui du rabbin, les familles de douze ou treize enfants sont très nombreuses, et celles de huit à neuf tellement communes qu’on n’en parle plus: c’est la moyenne.

Pour élever tout ce petit monde, dont l’appétit robuste exige quatre repas par jour, les parents ont la chance que la viande, le thé, le lait, le beurre et le sucre, bases de l’alimentation en Australasie, soient précisément les seuls articles bon marché dans un pays où tout le reste est hors de prix. Aussi, les petits John Bull se bourrent en conscience et poussent à miracle. Les garçons ont tous des knickerbockers jusqu’à seize ou dix-sept ans, et les jeunes filles du même âge portent encore des robes fort courtes. Ils grandissent si vite que leurs vêtements semblent raccourcir à mesure qu’eux-mêmes allongent. Cet écourtement des jupes frappe l’étranger. Il paraît surprenant que chez un peuple ultrapudibond, les très jeunes personnes exhibent leurs mollets plus que partout ailleurs, grâce à un vêtement particulièrement inapte à protéger leurs propriétaires contre ce terrible indiscret: le vent de Wellington. Cela n’empêche point, bien entendu, les parents de critiquer la prétendue indécence des modes européennes.

Les grandes familles, on l’a dit et répété à satiété, sont une cause de prospérité pour les pays neufs, et l’on rappelle toujours, à ce propos, le Canada, la seule colonie française de peuplement. Les résultats obtenus en Australie et en Nouvelle-Zélande ne peuvent que fortifier cette thèse. D’une façon générale, le fait de ne pouvoir jamais compter avec certitude sur l’héritage paternel en pays de législation anglaise où n’existe aucune restriction à la liberté de tester, partant la nécessité de se faire soi-même une position, a beaucoup porté, à l’origine, les fils de parents riches à chercher fortune au delà des mers. Ceux qui, après réussite, sont devenus, à leur tour, chefs de famille ont dit à leurs enfants: « Mon garçon, voilà comment j’ai fait, débrouille-toi à ton tour.» Et les fils se sont attelés à page 90la besogne, et leurs descendants ont suivi la tradition. En Nouvelle-Zélande, à part quelques jeunes viveurs anglais, très peu nombreux d’ailleurs, que leurs parents, pour s’en débarrasser, ont envoyés aux antipodes avec une petite pension et que, pour ce motif, on appelle des « remittance men1 », il n’y a pas d’oisifs.

Tout le monde travaille; heureusement, car on y est fort dépensier. En raison de la vie matérielle très coûteuse, des courses, de tous les sports dont les Néo-Zélandais se montrent fanatiques, si l’espèce des « fils à papa » était représentée comme en Europe, les grosses fortunes, amassées dans le commerce, l’agriculture ou la navigation, eussent été dévorées il y a beau temps.

L’usage de ne rien donner aux filles en les mariant est encore plus strictement observé aux colonies qu’en Angleterre. Le fonctionnaire modeste ou l’employé, si leur fille est jolie et bien élevée, ont autant de chance de lui faire contracter un beau mariage que le gros « merchant » plusieurs fois millionnaire. « Bravo! » vont s’écrier tous les adversaires de cette dot immorale que nous a léguée le droit romain; « enfin voilà donc un pays sensé. »

« C’est là que je voudrais vivre » diront les vierges montées en graine dont M. Hugues le Roux, en des articles bien intéressants, a recueilli, pour le Figaro, les doléances. « Les Néo-Zélandais, au moins, semblent pouvoir envisager la beauté, la jeunesse et les qualités du cœur, autrement qu’à travers un gros sac d’écus. » Attendez, ne vous réjouissez pas trop vite; le système mettant toutes les candidates au conjungo sur un pied d’égalité par l’écart de la question d’argent et obligeant l’homme qui veut s’établir à faire vivre par son travail sa femme et ses enfants est admirable en théorie; là-dessus pas de contestation possible. Mais savez-vous ce qui arrive dans la pratique? c’est qu’un très petit nombre de jeunes filles, dans ce que

1 Littéralement: hommes qui reçoivent des versements.

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Black and white photograph of a logging hut, South Island, New Zealand, c.1904.

Un campement de défricheurs — Photographie de J. Martin, a Auckland.

page 92 page 93l’on appelle la société, se marient; proportionnellement, il y en a beaucoup moins qu’en France.

Les jeunes gens de ces pays, en effet, ne recevant rien des leurs, ont, la plupart, un emploi ou exercent des fonctions administratives. En vertu du principe admirable et moral dont nous parlions tout à l’heure, d’après lequel le mari doit subvenir à tout, ils arrivent sans difficulté à ce raisonnement, que si leur salaire leur permet de faire à peu près bonne figure en vivant chez leurs parents ou en « boarding house », quand il leur faudra, avec la même somme mensuelle, payer un loyer, acheter des meubles, des toilettes à leur femme, prendre une ou deux domestiques, ce sera la médiocrité, mais pas 1’« aurea mediocritas » du bon Horace. S’il survient des enfants, cela deviendra la gêne, presque la misère. Or l’Anglais étant, avant tout, pratique, ceux qui ne gagnent pas beaucoup restent garçons Résultat, la graine de vieilles filles se multiplie tout comme chez nous, et, chose curieuse, pour un motif identique quoique afférent à l’autre sexe, motif que notre grand Rabelais qualifiait « faulte d’argent ».

Je dirais même que les aspirantes au mariage ont moins de chances peut-être qu’en France de conjurer le sort adverse. Il ne faut point fonder d’espérances sur des oncles bienveillants, un généreux parrain ou un père sensible pour aplanir l’obstacle pécuniaire lorsqu’il se dresse entre deux âmes sœurs. Le prétendant ne peut compter que sur lui-même; si donc vingt ans lui sont nécessaires pour se faire une position stable, sa fidélité devra être bien grande pour envisager, sans défaillance, la perspective de conduire, un jour, à l’autel des fleurs d’oranger épanouies depuis quarante-cinq printemps.

L’esprit de famille existe-t-il dans les colonies anglaises des antipodes? Si nous entendons par cette expression le respect des parents, le souci du bon renom de la maison, l’aide pécuniaire ou morale à donner aux siens pour leur mettre le pied à l’étrier, oui certes, il existe et dans une fort large mesure. Mais voulons-nous parler de la sensibilité très vive page 94qui, eu Europe, en France surtout, nous attache aux nôtres, aux lieux même où nous avons vécu, nous fait appréhender la séparation d’avec ceux que nous aimons, nous porte à les suivre, en pensée, aux pays lointains, à partager leurs joies, à souffrir de leurs peines? alors non, l’Anglo-Saxon, le colonial surtout ne connaît pas cet état d’âme.

Si, dans des cas très rares, il venait à ressentir quelque chose d’analogue, cette émotion lui paraîtrait une faiblesse. Il mettrait une sorte de point d’honneur à la cacher. Laquelle de ces deux mentalités est la meilleure? Beau sujet de méditation pour les psychologues, que, modeste narrateur, nous n’aurons même pas la tentation d’effleurer.

En dehors du monde officiel, les gens qui vont au Gouvernement se divisent en trois classes:

1° Ceux qui sont invités, une fois par an, au bal du « Birthday » Ce sont les plus nombreux.

2° Ceux qui vont, en outre, à des réceptions plus intimes. Ce sont déjà des privilégiés.

3° Ceux, enfin, qui sont conviés à toutes les soirées.

Il va de soi que la troisième catégorie regarde de haut la seconde, laquelle tient en mince estime la première qui, à son tour, n’a aucune espèce de considération pour le reste des habitants, « vulgum pecus ». Je parle au point de vue mondain, car les relations d’affaires ou de services sont fort cordiales entre toutes les classes, sans distinction. A la tête de la troisième catégorie, figure une coterie, qui s’intitule ellemême l’« aristocratie ». Comme il serait difficile qu’il y en ait une des arts, que l’aristocratie de la science est limitée à quelques noms, et que, pour celle de la naissance, ce serait comme dans la chanson: « En arrivant à Carcassonne.… »; par la force des choses, la ploutocratie a pris et garde le haut du pavé.

Dans une ville où tout le monde se connaît, ne fût-ce que de vue, les « aristocrates de l’argent » affectent d’ignorer le nom de certaines gens qu’ils coudoient, chaque jour, depuis vingt page 95ans. Le suprême du genre pour une personne de cette haute société, c’est de demander à un étranger: « Quelle est donc cette jeune fille en bleu ou cette dame en rose? — Mais c’est Mme X… ou MIle Z… Comment est-il possible que moi, nouvel arrivant, je vous apprenne son nom! »

Cette prétendue ignorance m’ayant paru se répéter trop souvent pour être sincère, je ne tardai pas à m’en ouvrir à une personne très renseignée. « Est-il croyable, lui dis-je, que ces dames ne se connaissent pas? Cela me paraît par trop extraordinaire. — Et vous avez bien raison, » me fut-il répondu.

« Elles se connaissent on ne peut mieux; leurs grands-pères respectifs étaient fort liés, l’un charpentier, l’autre marchand de je ne sais plus quoi. Seulement le charpentier a eu de la chance, il est monté jusqu’au faîte (habitude de métier sans doute). Son fils a reçu des honneurs comme auteur d’ouvrages fort savants, issus, d’ailleurs, dit-on, de la plume d’un pauvre diable mal rémunéré. Le marchand, lui, a gagné une honnête aisance, mais rien de plus, et son fils ne s’est pas élevé au delà de la deuxième classe; vous voyez bien que la petite-fille du charpentier ne saurait, sans déroger, connaître les descendants du négociant. »

Les heures de repas sont les mêmes qu’en Angleterre dans la petite bourgeoisie. Déjeuner à neuf heures, lunch à une heure, thé à quatre et dîner ou plutôt re-thé à six heures, car sauf au Gouvernement, au club, dans les hôtels et deux ou trois maisons particulières, on ne dîne pas au vrai sens du mot. De tous ces repas, le plus substantiel est le premier, et l’on recommence trois heures après; c’est réellement trop peu d’intervalle. Sait-on, à ce propos, que dans toute l’Australasie, le dimanche soir, personne ne dîne? Nulle part vous ne pourrez vous faire servir à ce moment-là un repas chaud. Dans les hôtels, clubs, boarding houses, comme chez les particuliers, le lunch du dimanche est reculé d’une demi-heure; ensuite les domestiques s’en vont pour toute la journée, et si les maîtres ont faim, ils n’ont qu’à faire eux-mêmes leur cuisine. Naturellement nous n’avons pas voulu nous plier à cette règle absurde et sommes page 96arrivés sans trop de peine à manger, ce jour-là comme les autres. Cependant dans la colonie, en dehors du Gouvernement et de notre modeste « home », je n’ai jamais vu un vrai repas servi le dimanche après deux heures de l’après-midi. De temps à autre dans la semaine, les gens de « l’aristocratie » convient leurs amis à s’asseoir à leur table. Invité plusieurs fois de suite, on retrouve toujours le même menu. Cela tient à ce que les cuisinières néo-zélandaises n’étant pas, il s’en faut, des cordons bleus, les maîtresses de maison prennent des extras assez bons mais dont le répertoire borné se confine malheureusement à un programme à peu près « ne varietur. »

Les Néo-Zélandais sont passionnés pour le bal. Sans compter les soirées dansantes, très nombreuses pendant l’hiver, il n’est presque pas de jour où n’aient lieu des entrechats par souscription. Le Yacht-Club, le Tennis-Club, le Rowing-Club, toutes les associations sportives, les volontaires, la milice, les vétérans, les Sociétés chorales, etc., etc., font alterner leurs bals annuels et, comme si ce n’était pas suffisant, une foule d’œuvres de bienfaisance marchent sur leurs traces. Excellent moyen pour les institutions charitables d’augmenter leurs revenus, car à toutes les sauteries il y a foule. Cette manie dansante est poussée à l’extrême. Des gens, dont le budget est bien restreint, acceptent avec empressement toutes les invitations. Chez les particuliers cela se comprend à la rigueur, bien qu’il faille des toilettes, mais ils courent aussi les bals payants. Je connais un haut fonctionnaire, ne possédant rien en dehors de ses appointements, qui seraient honorables en Europe mais constituent fort peu de chose en ce pays de vie coûteuse. Eh bien, tous les soirs, le papa, la maman et les filles sont de fête. Comment font-ils? mystère. Tel autre personnage ne roule pas sur l’or, il s’en faut; pourtant sa femme et sa fille dansent chaque soir. Dans l’intérieur dont nous parlons, pour payer les toilettes, on gratte surtout, on se passe de domestique; et la jeune personne à peine dévêtue de sa robe de soirée se met à faire le ménage. Singulier mélange de luxe et de misère. En France, dans page 97une position analogue, on préférerait certes vivre simplement, mais avec confort, suivant ses moyens: une toilette de bal semblerait trop chèrement achetée s’il fallait, pour la payer, récurer soi-même les casseroles. La passion de la danse ne semble pas s’éteindre avec l’âge, et certains sexagénaires sont les plus enragés. Le personnage cité tout à l’heure dépasse douze lustres, pourtant un de ses contemporains et lui ne manquent ni une valse ni un Lanciers. Quand ils n’ont pas de danseuses, ils invitent leurs filles; mais il n’y a pas à dire, il faut qu’ils dansent. D’ailleurs que faire dans un bal à moins que l’on n’y danse? causer peut-être, mais de quoi? Si vous voulez parler commerce ou banque, navigation, industrie, voire politique, vous trouverez toujours interlocuteur en Nouvelle-Zélande, et la conversation sera chaque fois intéressante. Mais abondants jusqu’à la prolixité sur ces sujets-là dans leurs « offices », les gens ne tiennent guère, cela se comprend, à être entrepris à nouveau, le soir, sur les mêmes. Force est donc de retomber dans les banalités. « Fine weather to day » (il fait beau aujourd’hui); plus souvent, et pour cause, « very windy » (il y a beaucoup de vent), forment ainsi, pour certains Néo-Zélandais, les préliminaires, sinon le fond d’une causerie dans le monde.

Il est rare que l’on n’y introduise pas, en outre, la double interrogation « How do you like New-Zealand, and what does one think in Europe of our country? » Comment aimez-vous la Nouvelle-Zélande, et que pense-t-on en Europe de notre pays? » A quoi l’étranger répond généralement: « J’aime beaucoup votre magnifique pays, et l’Europe a les yeux sur vous ». Il n’y a pas, du reste, grand effort à faire pour être sincère sur le premier point et, s’il entre un peu d’hyperbole dans le second, il n’en est pas moins vrai que les vieilles civilisations suivent avec intérêt les manifestations de la vie économique et sociale dans cette jeune colonie des antipodes.

Sauf le gouverneur, les sphères officielles n’offrent pas de grandes ressources au point de vue mondain. Le premier ministre, en dehors des sessions, voyage constamment sur tous les page 98points de la colonie, et quand les Chambres siègent, passant ses journées et une partie de ses nuits au Parlement, M. Seddon ne peut trouver le temps matériel de convier à des réceptions ou des dîners. Les autres ministres, comme de juste, ne doivent pas éclipser le président du Conseil; aussi, à part certaines réceptions officielles très brillantes qui furent données par le Cabinet, dans les locaux parlementaires, à l’occasion de la visite du duc et de la duchesse d’York, on n’a que rarement l’opportunité d’apprécier l’hospitalité ministérielle à Wellington.

Les maisons particulières, — en bois, — ne brillent point, cela va de soi, par le caractère architectural; les mobiliers, fort luxueux d’ordinaire, ont dû coûter cher, mais ils se ressemblent trop. On paraît avoir adopté, pour meubler les intérieurs élégants, un modèle uniforme; un peu plus de variété ne serait pas pour déplaire.

Les installations, par exemple, sont très pratiques; les bains et douches multipliés partout. On en trouve jusque dans les plus humbles cottages. Le système des conduites d’eau chaude et froide est également on ne peut mieux agencé. Sous le rapport de l’hygiène et de la propreté, les coloniaux sont à la hauteur des Anglais, si même ils ne les dépassent. Dans les grandes maisons, les domestiques ont leurs salles de bain comme les maîtres. Au rebours de chez nous où le lavage du corps à grande eau est peu pratiqué, non seulement dans la classe ouvrière mais encore dans la petite bourgeoisie, ici, tout le monde prend son bain chaque matin. Dans les écoles, les orphelinats, les prisons même, les soins de propreté sont fort en honneur, et saint Labre n’eût jamais été canonisé dans cette colonie britannique.

Une chose qui n’a pas cessé d’exciter mon étonnement, dans un pays où la pudibonderie est poussée à un tel degré, c’est l’exhibition constante de certains vases dont l’utilité s’affirme surtout aux heures nocturnes. Le mot « cuisse » ferait, ici, pâlir d’horreur. Tout ce qui est anglo-saxon, même les poulets, n’a que des jambes. Ne paraissez pas non plus supposer que les page 99
Black and white photograph of a colonial mansion, Auckland, New Zealand, c.1904.

Une résidence d’été près d’Auckland. — Photographie de J. Martin, a Auckland.

Néo-Zélandais possèdent un « ventre », c’est un estomac. En revanche, ils exhibent, sans la moindre honte, ce que les autres peuples ont soin de dissimuler dans des meubles ad hoc. Explique qui pourra ces contradictions.

Il n’y a point, à proprement parler, de type néo-zélandais. Les étrangers sont assez peu nombreux. Unis presque tous à des femmes d’origine anglaise, ils donnent le jour à des enfants qui, à leur tour, contractent mariage dans le pays. La race anglo-saxonne domine donc dans une proportion considérable. Toutefois, les Celtes (Irlandais, Écossais, Gallois) se rencontrent en assez grand nombre; aussi les yeux bleus et les chevelures rousses ne sont pas rares. Les villes même, nous l’avons dit dans un précédent chapitre, par leur aspect général rappel-page 100lent la partie du Royaume-Uni dont vinrent, à l’origine, leurs fondateurs.

Au point de vue physique, par conséquent, rien de particulier à dire du sexe fort; c’est l’Anglais entraîné à tous les exercices corporels. La variété dans la manière de s’habiller les préoccupe médiocrement. On ne porte, en général, dans la journée, que le costume complet et le chapeau melon; dans les circonstances solennelles seulement, la redingote. Un fait m’a beaucoup frappé: dans toutes les classes de la population, on achète au « décrochez-moi cela » ou l’on commande à son tailleur, suivant la position sociale, un costume; puis on le porte tous les jours, jusqu’à ce qu’il soit fatigué, quand on est riche, et, si les ressources pécuniaires sont plus modestes, jusqu’à usure complète. Après quoi, l’on fait emplette d’un autre, qu’on reporte de même quotidiennement jusqu’à l’acquisition du troisième, et ainsi de suite. Je connais nombre de gens ayant quatre ou cinq vêtements neufs en réserve; ils mettent, toute la semaine pendant trois mois, le costume bleu, par exemple, puis le relèguent pour endosser le gris, lequel fera place, à son tour, au vêtement marron, destiné lui-même, quand il sera sale, à être remplacé par le quadrillé; mais, rarement, leur viendra l’idée d’alterner. Un vieux Néo-Zélandais, auquel je confiais, un jour, mon étonnement à ce propos, assurait y voir un exemple d’atavisme. Les premiers colons vivant dans les stations n’avaient pas souvent l’occasion de renouveler leur garde-robe. En ces temps reculés, on n’allait à la ville qu’une ou deux fois par an. On achetait donc du solide, et on l’usait jusqu’à la corde pour le jeter sitôt que l’on était pourvu d’un autre vêtement. Cette habitude aurait subsisté chez les descendants des anciens pionniers, avec les tempéraments apportés par la civilisation. Je donne l’explication pour ce qu’elle vaut.

Les Néo-Zélandais sont des business men de premier ordre, connaissant à fond tout ce qui intéresse leurs affaires; de plus les magistrats, médecins, avocats et gens de profession libérale possèdent, outre la science de leurs spécialités respec-page 101
Black and white photograph of a family posing at the base of a Kauri tree, c.1904.

Une famille néo-zélandaise au pied d’un kauri géant. — Photographie de J. Martin, a Auckland.

page 102 page 103tives
, une instruction générale très étendue; j’ai même rencontré parmi eux de véritables érudits. L’instruction primaire est fort développée; il n’existe point d’illettrés parmi les Européens, à part des vieillards au-dessus de soixante-dix ans. Les quatre cinquièmes des indigènes âgés de moins de quarante ans savent lire et écrire. Le personnel enseignant est nombreux, bien à la hauteur de sa tâche, et les ressources de l’important budget de l’Instruction publique judicieusement employées. On trouve des écoles jusque dans les hameaux perdus, éloignés de tous les centres; sous ce rapport, la Nouvelle-Zélande ne mérite que des éloges.

A peu de chose près, pour l’instruction du peuple, elle peut rivaliser avec la Suisse ou nos départements de l’Est; résultat merveilleux, si l’on réfléchit qu’il y a cinquante ans, en dehors des Maoris, quelques baleiniers, des mercantis et des immigrants agricoles formaient toute la population. Mais le niveau des études, dans les classes intermédiaires, est plutôt faible. Nous ne sommes pas toujours très ferrés en France sur l’histoire et la géographie; toutefois, à ceux-là même dont la principale occupation, au collège, paraît avoir été de polir les bancs avec leurs fonds de culottes, il reste certaines notions générales qui empêchent de dire les énormités que l’on entend couramment débiter ici. Un exemple entre mille: au plus fort de la guerre hispanoaméricaine, un propriétaire de l’île du Nord, avec lequel je me trouvais en visite chez un Français, éprouvant le besoin de donner son avis sur la situation, dit gravement: « Si l’Espagne ne consent pas à la paix, le sort du Chili me parait bien compromis. » Invité à expliquer ce que le Chili pouvait avoir à faire là-dedans, il répondit sans se démonter: « Eh! parbleu, c’est très simple, plus la guerre durera, plus les Américains se montreront exigeants: ils demanderont sans doute la cession de cette province! » L’Amérique du Sud, croyait-il, appartenait encore au Roi catholique. Comme on lui expliquait son erreur, il reprit: « Vous avez raison, mes souvenirs historiques sont un peu confus, j’ai dit le Chili, mais je songeais au Brésil… »

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Raconter à ce brave homme les avatars des colonies portugaises depuis la séparation d’avec l’Espagne, sous Jean de Bragance, puis l’empire du Brésil et la République actuelle eût été un peu long. Nous nous contentâmes de le rassurer sur l’éventualité de la cession du Brésil par l’Espagne aux États-Unis. Il va sans dire qu’une aussi prodigieuse ignorance, même aux antipodes, est rare.

Un dernier détail sur la toilette masculine. On porte peu le chapeau haut de forme, et l’on a bien raison; car, avec le vent qui souffle en tempête, la plupart du temps, on a déjà bien du mal à maintenir sur sa tête un cronstadt ou un canotier. Cette particularité est si connue que, dans toute l’Australasie, on reconnaît un Wellingtonien à ce signe qu’il ne passe jamais au coin d’une rue sans porter la main à son chapeau, tant est grande la force de l’habitude. L’étranger lui-même, après quelques mois, prend ce geste machinal. Les juges, en l’honneur de leurs graves fonctions, portent presque toujours le « tube », et les médecins ne l’abandonnent jamais. Les chapeaux en question, inutile de le dire, ne sont point à huit reflets, le vent et la poussière se chargeant de leur ôter tout lustre. Sauf donc pour ces deux catégories de citoyens, les hauts de forme ne sortent de leurs boîtes qu’à l’occasion des enterrements et des mariages. Aux convois funèbres surtout, s’exhibe la plus belle collection de couvrechefs qu’on puisse rêver, des petits, des grands, des larges, évasés comme des tromblons, ou étroits comme des moules de glaciers, ou hauts comme des cheminées, etc., etc.; c’est un inénarrable musée de la coiffure du siècle. Dans ces mêmes circonstances nuptiales et funéraires, les cochers de fiacre arborent des chapeaux étonnants, dont quelques-uns sont certainement antérieurs à la proclamation de la souveraineté britannique sur le pays. Quand on en voit pour la première fois une trentaine en file derrière un corbillard, seule la tristesse de la circonstance empêche de pouffer de rire.

Nous arrivons maintenant au beau sexe, et la question trop facile à prévoir de nos lecteurs: Les Néo-Zélandaises sont-elles page 105jolies? ne laisse pas de nous embarrasser un peu. Nous désirerions ne pas manquer aux lois de la galanterie française, tout en restant véridique. Les Anglo-Saxons, dirons-nous, pour concilier les deux choses, n’ont pas, de la beauté féminine, la même conception que nous. J’exprimerai cette vérité avec plus de force en faisant remarquer que, dans cette lointaine colonie, on exagère encore la divergence d’esthétique entre les Anglais et les peuples latins. Sans doute, il y a en Nouvelle-Zélande beaucoup de jolies personnes, dans le sens où nous l’enten dons, mais la grâce, ce charme tout particulier, bien plus séduisant que la beauté, fait ici quelquefois un peu défaut. Rompues à tous les sports, passant de la bicyclette au tennis, du tennis au golf, du golf au hockey, du hockey au croquet, etc., etc., marcheuses intrépides, les jeunes filles et jeunes femmes désirent par-dessus tout ressembler à des garçons; leurs toilettes de jour paraissent du moins viser à cet objectif.

Ah! ce n’est pas en Nouvelle-Zélande qu’Armand Silvestre aurait pu se délecter à la vue des aimables rotondités qu’il décrivait avec tant de complaisance. Chez la plupart des femmes, ici, ce que quelqu’un de ma connaissance appelle, par un assez plaisant euphémisme, l’étendard des Templiers1, paraît avoir été fait à la mesure d’une selle de bicyclette et, quant aux poitrines, en général leur indigence est telle qu’on peut les qualifier, sans exagération, « corsages de l’assistance publique ». Constamment à l’air dans un climat d’une extrême variabilité, exposées aux intempéries et surtout à une brise carabinée, les plus jolies peaux se hâlent, se dessèchent et la fâcheuse couperose fait alors souvent son apparition. L’abus du thé me semble être pour beaucoup également dans la détérioration du teint. La trop fréquente absorption de liquides chauds et sucrés et la consommation considérable de viande font, de cette colonie, la terre promise des dentistes. On n’en compte pas moins d’une cinquantaine dans le seul annuaire de Wel-

1 Le Beauséant.

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. Tous font de bonnes affaires, quelques-uns sont très riches: il s’est même fondé des sociétés anonymes pour l’exploitation des mâchoires. L’une d’elles porte ce titre éminemment suggestif: Société dentaire consolidée. Espérons que ses rateliers ne le sont pas moins.

Jamais je n’aurais cru qu’on pût voir tant de fausses dents; les ouvriers même en portent et je ne pense pas exagérer en évaluant à deux sur cinq le nombre des Néo-Zélandais adultes, de l’un et de l’autre sexe, qui, malgré les tendances ultradémocratiques du pays, ont recours, pour mastiquer, à une institution de l’ancienne monarchie, la Cour des Aides. Une bouche démeublée n’a rien de séduisant, je le sais, et il faut bien remédier à cet inconvénient. Mais c’est égal, les fournitures du plus habile praticien ne remplaceront jamais les perles naturelles dans cet écrin qu’est la bouche d’une jolie femme.