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Historical Records of New Zealand Vol. II.

Journal de “le Mascarin.”

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Journal de “le Mascarin.”

Journal du Voyage fait sur le Vaisseau du Roi “Le Mascarin,” commandé par M. Marion, Chevalier de l'Ordre Royal et Militaire de St. Louis, Capitaine de Brulot, accompagné de la Flutte “Le Marquis de Castries,”* pour faire le voyage de l'Isle Taity ou de Cythére, en faisant la découverte des Terres Australes, passant à la Nouvelle Hollande, à la Nouvelle Zélande, &c., &c. par le St. Jean Roux, Lieutenant sur le Susdit Vaisseau “Le Mascarin.”

Le 25, à huit heures du matin, on vit la terre paroissant avoirla forme d'un islot ou l'on distinguoit deux taches blanches: nous fîmes route pour l'approcher, il ventoit peu, le 26 nous reconnûmes que cette terre étoit le sommet d'une haute montagne que nous nommâmes le Pic Mascarin du nom de notre vaisseau.

Le 27 au jour nous nous trouvâmes assez près, on sondoit souvent, le brasséiage étoit depuis cinquante brasses d'eau fond de vase molle, jusqu'à trente brasses d'eau fond de corail: ce dernier brasséiage fut trouvé a une lieue et demie d'une pointe basse. Nous virâmes de bord, la côte me parut belle, on y distinguoit des arbrisseaux, pendant la nuit on vit beaucoup de feux qui ne nous laissèrent aucun doute que ces terres ne fussent habitées; nous fûmes contraints de nous en éloigner, il se déclara un furieux coup de vent du Nord au Nord-Quest, où nos vaisseaux fatiguèrent beaucoup.

Le 29, nous revînmes reconnoître le Pic Mascarin: c'est un très bon endroit pour attérir, d'autant qu'il se fait voir de vingt-cinq à trente lieues d'un beau temps; ses deux taches blanches le feront toujours connoître. Ce Pic est, autant que j'en puis juger, à la pointe du Nord de la baie des assassins, il doit en sortir plusieurs rivières. La coste que nous parcourûmes le 30 étoit basse, sablonneuse et couverte de petites broussailles, nous traversâmes aussi une baie dont l'entrée étoit défendue par une chaine de brisans, je pense qu'il ne serait pas pruden de s'en approcher, sans y apporter les plus grandes précautions.

* “Le Marquis de Castries” is described as being “une flute” or “fluite.” Cassell's Dictionary translates this: “a flute,” “naval term.” Litré's Dictionary describes “une flute” as being “une navire à charge,” literally, a cargo-ship, which is “flat-bottomed, very wide, and heavy.” Colbert, writing to Le Seuil in 1670, recommended this class of ship to be built for an expedition to the East Indies.—Translator.

Tahiti was also Do Surville's objective.

Discovered by Cook and, on the 13th January, 1770, named “Mount Egmont.”

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Nous vîmes peu après une côte coupée de moudrins et doubles montagnes dans les terres, mais elle est d'un bel aspect, et très agrèable. Le jour suivant nous trouvâmes un gros Cap; dans une ance plus sud nous y vîmes des hommnes. Nous passions différentes nuits à la cape ou en panne pour éviter les dangers qui auroient pu se trouver le long d'une côte inconnue.

Du gros cap en allant dans le Nord, la côte étoite plus élevée, il y a des coupées de distance en distance, qui peut-être sont des embouchures de rivières. Le gros Cap que j'ai cité, est par trente cinq degrès trente minutes de latitude, et le Pic Mascarin qui est notre première vue, est situé par la latitude méridionale de trente neuf degrès trente minutes, et par la longitude à l'Est de Paris cent soixante dix degrès dix minutes; corrigée sur différentes observations faites à bord des vaisseaux et dans le Port Marion.

Le 2 Avril nous eûmes un fort vent de la partie du Nord-Est, la brume qui vint nous étoit le moyen de voir la terre cependant le ciel devint un peu clair dans l'après-midi.

Le 3. Nous eûmes connaissance du Cap St. Marie* et de ses Islots, à midi étant très près des brisans qui sont à la pointe de ce Cap, nous virâmes de bord, ce brisant peut s'étendre à deux ou trois lieues au large, il est en forme de plateau. Cette côte porte fond partout, quand on l'approche depuis deux ou trois lieues, le brasséiage est de trente cinq à quarante-cinq brasses d'eau fond de sable et vase, et plus au large depuis soixante jusqu'à cent quarante brasses d'eau fond de vase et très molle. Nous cherchâmes à doubler ce cap, mais nous me pûmes encore y réussir, les vents de Nord et de Nord-Ouest devinrent violens, et la mer mauvaise, ainsi que le temps, de sorte que nous fûmes au moment de nous aborder dans le milieu de la nuit. Le bruit des vents et de la mer nous empêchèrent d'entendre les coups de canon que nous tirions réciproquement, tant pour nous éviter que pour ne pas nous séparer: ce coup de vent fut encore plus fort que le dernier que nous avions recu, si nous avions eu le malheur de nous aborder avec une pareille mer, nous nous serions brisés.

Au jour nous nous attendiona à voir la fin de ce mauvais temps, ce fut tout le contraire, il augmenta encore; il passoit de si fortres raffales, que nous fûmes plusieurs fois obligés de mettre à sec, ou d'arriver en tenant la Cape. Cette tempête dura jusqu'au 6 à la fin du jour. Le 7 le ciel devint beau, la mer avoit tombé, mais il ventoit encore beaucoup. Le 8 nous eûmes

* Cape Maria van Diemen.

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connoissance des Isles des trois Rois; nous ne pûmes d'abord nous imaginer que ce fût elles, parceque ce n'étoit que de gros rochers, et que Tasman, Navigateur hollandais qui en avoit fait la découverte en 1643,* en fait une toute autre relation, et dit qu'il y a plusieurs Isles dont une qui est la plus grande, a trois lieues de circonférence. Il assure que sur cette isle il y a une rivière qui tombe à la mer. On verra par la suite que ce navigateur ne donne que des notions très fausses. Le 10 nous en approchâmes et nous y vîmes des feux: à une moindre distance on appercut des hommes, cela nous sembla fort extraordinaire vu la stérilité apparente du Pays; ce sont vraisem-blablement des habitants de la grande terre qui viennent faire la pêche sur ces rochers. Tasman en impose beaucoup lorsqu'il assure que sur une de ces isles il y a une rivière et que l'on y trouve de bons mouillages, nous avons rangé de très près le grand rocher oû étoient ces hommes, nous n'avons point trouvé de fond à deux cent brasses. Si nous nous fussions séparés, nous eussions été bien trompés, car le point de réunion étoit à ces isles, nous en avons fait plusieurs fois le tour, forcés a cela par le vent contraire, et nous n'avons point trouvé de fond à une demie lieue de terre. Ces isles ne sont éloignées de la grande terre que de douze à treize lieues, et les Zélandais peuvent s'y rendre avec leurs pirogues lorsque la mer est belle.

Le 12 nous les abandonnâmes et fîmes route pour la grande terre. Nous vîmes bientot le Cap Ste. Marie, pendant la nuit on courut différents bords, et au jour nous fîmes route dans l'Est, pour prendre connoissance d'une baie qui parut très belle.

Toute cette coste est bien boisée et forme un coup d'oeil agréable; autant que je puis en juger, ce Pays à l'apparence d'être beau.

Le 15 M. Marion envoya le canot dans l'ance qui nous avoit paru belle, et qui est auprès d'une grosse pointe-que nous nommâmes la montagne du Pouce à cause de sa forme: on trouva dans cette ance ou baie, une petite rivière, dont l'eau n'étoit pas bien bonne. Après midi on envoya encore le canot dans une ance plus nord que cette baie, où est un gros cap que l'on nomma Cap Eole; mais on n'y trouva point d'eau. Il y avoit une très belle pirogue qui étoit assez bien sculptée. M. Marion résolut d'aller mouiller dans la bale où étoit la rivière, dans l'espoir

* 4th January, 1643.

Tasman did not say there was a river; his men reported to him that they found “good fresh water coming down in great plenty from a steep mountain” (ante p. 29).

The North Cape, called by De Surville “Cape Surville” (p. 267). Marion evidently did not have De Surville's journal with him.

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que l'eau qui en sortoit auroit été meilleure en la prenant plus avant dans le terrein.

En conséquence dés le 16, à la pointe du jour nous fîmes route pour cet endroit, il y avoit apparence de forte brise, néanmoins nous y mouillâmes qu'à huit heures et demie du matin par seize brasses d'eau fond de sable fin. La marée nous avoit fait faire beaucoup de chemin, le courant qui étoit à notre avantage, portoit avec force dans le Sud-Ouest. Cette baie n'est pas trop sure, parceque les vents du nord-est portent sur la pointe de l'Est de la baie oú il y a une chaine d'islots et de rochers qui s'étendent au large: aprês avoir mouillé on envoya un officier à terre pour gouter l'eau de cette rivière, et voir si dans le terrain elle seroit meilleure. Vers midi la marée ayant reversé, le courant prit la même direction que le vent. A une heure le vent ayant considérablement augmenté, et la mer étant devenue fort houleuse, nous nous appercumes que le vaisseau chassoit: nous mouillâmes une seconde ancre en filant le premier cable sur le bout: comme on craignoit que le canot n'eut pu venir à bord, s'il tardoit davantage, on lui fit signal de s'y rendre; à quatre heures il attrapa le vaisseau avec peine. L'Officier qui étoit dedans ce canot apporta de cette rivière de l'eau qui étoit somâtre et qui n'étoit bonne à rien, cependant il l'avait fait prendre un peu avant dans le terrain et elle ne valoit pas mieux qu'au bord de la mer, par la raison que dans les grandes marées, la mer y montoit. Il rapporta beaucoup de curiosité dont j'aurai occasion de parler ailleurs, et par lesquelles on pourra juger que les naturels du Pays sont industrieux.

Dans l'après midi le vent augmentant toujours, on se prépara pour appareiller en cas d'évenement, et on passa les embossures pour que rien ne retardât.

A cinq heures du soir le coup vent se déclara entièrement, il passa des raffales très fortes, la mer devint mauvaise, le vent varioit du Nord-Est au Nord, et nous jettoit sur cette pointe de l'Est de la baie oú est une chaîne de rochers. Nos vaisseaux fatiguoient craellement, à trois heures du matin la marée ayant encore pris le même cours que le vent, les deux ancres que le “Castries” avoit de mouillées chassérent*; ils voulurent en mouiller une troisième, mais elle ne fit aucun effet. M. Marion lui fit faire signal d'appareiller; à quatre heures ce vaisseau mit sous voile. Le vent et la mer augmentoient toujours.

* See pages 446447.

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Enfin le 17 à huit heures du matin nous recûmes un violent coup de mer qui fut si furieux que le vaisseau resta près de quatre minutes engagé, la mer déferloit à bord comme si nous avions été sur un récif: à huit heures et demie le vaisseau chassa; pour ors M. Marion se décida à appareiller, on fila les câbles par le bout en virant sur les embossures. Nous fîmes route sous les deux basses voies: le vaisseau étoit le plat bord à l'eau par le force du vent; les bonnes qualités de notre vaisseau nous tirèrent du plus affreux péril, ca nous doublâmes la pointe des rochers à portée du mousquet. A midi nous vîmes notre camarade qui étoit fort au large, nous lui fîmes signal de ralliement; le soir nous lui parlâmes, le Capitaine nous dit qu'il avait perdu trois ancres et trois câbles, mais que son vaisseau n'avait point de mal.

Le mauvais temps dura jusqu'au 19, nous louvoyâmes en attendant un temps plus favorable pour retourner chercher nos ancres.

Le 21, nous recumes encore un fort coup de vent du Sud-Ouest qui dura jusqu'au 23, qu'enfin le temps se mit au beau. Les vents furent variables.

Ce même jour M. Marion nous fit assembler pour tenir conseil: il nous demanda nos avis, s'il convenoit d'hasarder d'aller mouiller dans la baie aux ancres* (car nous la nommâmes ainsi) pour aller chercher les cinq ancres et autant de cables que nous y avions laissés le 17 de ce mois.

Nous fûmes tous du sentiment d'y aller, vu que c'étoit un objet considérable qu'une pareille quantité d'ancres et de cables. On mit un bateau à la mer et on envoya demander l'avis par écrit à l'Etat Major du Castries qui se trouva du sentiment contraire, en alléguant que c'étoit courir trop de risques et exposer les vaisseaux. M. Marion qui ne les avoit consultés que par honnêtete sachant ce qu'il avoit à faire, ordonna dans le Porte-voix au Capitaine de se préparer à mouiller, de suivre sa manoeuvre et de l'observer.

Ces Messieurs avoient fait une grande faute, ils n'avaient pas eu l'attention de mettre des bouées sur leurs ancres, de sorte qu'il doit être três douteux qu'on parvienne à les trouver, d'autant mieux que ce vaisseau en chassant, les devoit avoir entrainées loin de l'endroit oú les relévemens du mouillage ont été faits. Pour nous, nous étions très certains de retrouver les nôtres, attendu que les bouées que nous y avions mises, étoient très fortes.

Dès le 25, nous cherchâmes à gagner le mouillage de la baie aux ancres, en y faisant route nous vîmes dans l'ance qui est

* Spirits Bay.

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plus Nord que cette baie des Maisons,* M. Marion m'y envoya. Je trouvai au rivage des hommes qui s'efirayèrent d'abord, mais qui cependant s'approchérent aux signes de paix que je leur fis, ils me firent present d'excellent poisson, je leur donnai aussi quelques bagatelles. Il y avoit parmi eux un viel lard qui m'engagea d'aller dans sa maison, les autres naturels lui marquoient beaucoup de respect, il me considéra beaucoup et parut très surpris de tout ce qu'il voyoit, me faisoit une infinité de questions auxquelles je ne compris rien, il fit approcher une pirogue qui arrivoit de la pêche, il me fit signe de choisir le poisson que j'aimerois le mieux, je lui fis aussi un second present dont il parut fort satisfait; comme les vaisseaux faisoient route je m'en fus les rejoindre.

Enfin le 26, nous jettâmes l'ancre par quatorze brasses d'eau fond de sable fin, on mit aussitôt les batteaux à la mer, le ciel étoit beau et le vent avoit calmi. Nous vîmes presque aussitôt avoir mouillé, les bouées de nos ancres tout près de nous; nous les levâmes, et ensuite on envoya les deux chaloupes et un troisième bateau pour aller draguer les ancres du Castries; on y fut occupé le reste de la journée, on y employa aussi la nuit et toute la matinée du 27, toutes ces peines furent infructueuses, on ne trouva rien, et cela comme je viens de le dire, parcequ'ils n'avaient pas eu l'attention de mettre des bouées. M. Marion leur envoya deux ancres de notre vaisseau pour remplacer en partie la perte qu'ils avaient faite.

Pendant ce travail, le 27 on envoya un bateau à terre pour voir si l'eau était encore somâtre; on la trouva telle et même plus que jamais, après-midi nous fumes plusieurs nous promener à terre, nous trouvâmes la descente très-facile de beau temps, mais le moindre vent y formait une barre considérable. Je remarquais que la rivière était peu élevée au dessus du niveau de la mer et qu'aussitôt que la mer était pleine elle entrait dedans. Cette riviére n'a pas paru venir de oin, la plaine qu'elle arrose est d'un bel aspect, et est coupée par divers ruisseaux, elle m'a paru avoir été cultivée, on y voit de dix pas en dix pas, des petits canaux pour l'écoulement des eaux; l'herbe y est fort haute preuve certaine de la bonté du sol je n'y ai vu que des arbrisseaux qui nous sont inconnus, mais quelques plantes y sont les mêmes que chez nous, comme, la calebasse, la chicorée sauvage, la marguérite, le roseau, le glayeul ou espéce de vacoua et autres: de ce dernier ils font de très-belles seines et des cordes, et ils en font un grand usage dans la construction

* Tom Bowling Bay.

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de leurs cases comme nous l'avons vu a un village abandonné qui est à l'entrée de cette plaine.

Plusieurs cases ou maisons de ce village ont été incendiées, ce qui nous fit présumer que les habitants en avaient été chassés et qu'il n'y avait que peu de temps qu'ils l'avaient évacué; car nous y trouvâmes encore plusieurs magasins où ils avaient enfermé leurs seines dont une partie étaient neuves, elles sont maillées comme les notres ayant quatre vingt et cent brasses de longueur, et cinq ou six pieds de hauteur, dans le bas est un étui où sont renfermées les pierres pour la faire couler et qui font l'effet du plomb dont nous garnissons les nôtres. En haut sont attachés de distance en distance des petits morceaux d'un bois rond et très léger qui remplacent le liège que nous employons à cet usage.

Ce n'a pas été seulement par ces seines que nous avons jugé de l'industrie de ces naturels, elle paraissait encore dans tout cs que nous vîmes; entr'autres choses, leurs maisons causèrent notre admiration tant elles étaient proprement faites; elles avaient la forme d'un carré long, et étaient grandes en raison du besoin qu'ils en avaient, les côtes étaient des piquets à petite distance les uns des autres, et affermis par des gaulettes qui les traversaient en les entrelacant, elles étaient enduites en dehors d'une couche de mousse assez épaisse pour empêcher l'eau et le vent d'y pénétrer, et cette couche était soutenue pa un petit treillis bien fait. Le dedans était tapissé d'une natte de glayeuls par dessus laquelle était de distance en distance, en forme d'ornement et pour soutenir la couverture, de petits piliers, ou pour mieux dire des planches épaisses de deux à trois pouces, assez bien sculptées. Dans le milieu de la maison était aussi un gros pilier sculpté qui soutenait le faîte de la couverture, conjointement avec deux autres aux deux extrémités; ce qui nous surprit davantage, est que le tout était à mortaise et fort bien lié avec leurs cordes de glayeul. Sur le pilier du milieu était une figure hideuse d'une espéce de diable marin, comme nous avons trouvé cette figure dans toutes les maisons et dans cete même place qui lui parait consacrée, il y a tout lieu de présumer que c'est leur divinité qu'ils représentent sous cette forme.

La porte de chaque maison était à coulisse et si basse qu'il fallait en quelque sorte se coucher pour y entrer, au dessus étaient deux petites lucarnes et un treillis très-fin. Tout autour au dehors régnait un petit fossé pour l'écoulement des eaux; ces maisons sont couvertes de jonc; dans quelque unes il y

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avait une couchette assez mal faite et dedans du foin bien sec sur lequel ils se couchent.

Devant chaque porte on voyait 3 pierres qui formaient une espèce de foyer où il faisaient du feu, une autre pierre était à peu de distance qui leur servait à broyer du rouge. J'ai fait enlever le poteau, d'une de ces maisons, qui était fort bien sculpté, il était de bois de sassafras et avait une odeur bien suave.

Il me paraissait bien extraordinaire qu'on put travailler aussi bien sans outils tels que les nôtres, nous ne trouvâmes cependant nulle part d'indice d'aucuns métaux, nous voyons des arbres coupés à trois pans comme nous le ferions; enfin tout nous prouvait que partout les besoins font inventer aux hommes des moyens pour se rendre la vie plus douce, et qu'ainsi ceux qui sont privés de ce qui nous paroit le plus nécessaire y suppléent par de nouvelles connaissances, les quelles perfectionnées et accumulées font paraître les peuples plus ou moins policés suivant qu'elles y abondent.

Je ne sais s'il y a des quadrupèdes en ce pays, mais nous trouvâmes dans ce village la forme d'une auge faite comme les nôtres, d'où j'ai soupconné qu'ils avaient apparemment quelque espèce de bétail, on trouva aussi un morceau de peau assez semblable à cette de l'ours.* Nous nous flattions d'après ce que nous venions de voir que si nous trouvions un port il nous serait facile de tirer des secours de ces peuples.

M. Marion ayant fait signal d'appareiller, nous nous rendîmes a bord du vaisseau, à notre arrivée on mit sous voiles avec des vents variables du N.O. au S. assez forts, nous dirigeâmes la route pour doubler le cap d'Eole; on le nomma ainsi à cause de plusieurs tempêtes que nous avions recues à sa vue.

Dans l'Est de ce cap on voit beaucoup d'ilots, la côte est bien boisée et s'éléve sensiblement du rivage dans les terres, dans le Sud des îlots il nous parut comme de grands enfonce ments ou baies qui sont profondes.

Le 1er Mai nous doublâmes un gros cap que nous nommàmes cap carré, vu qu'il nous avait paru de cette forme, dans l'Ouest on voyait quantité de feux et d'ilots, ce qui nous donnait espoir de trouver ce que nous cherchions depuis longtemps.

Le 3 nous profitions d'une petite brise qui se levait de moment à autre pour aller reconnaître le cap carré et la partie de l'Est; à la pointe du jour M. Marion y envoya le canot bien armé d'espingoles et de fusils pour aller visiter cet endroit. L'officier

* Probably of the native dog.

Cape Brett.

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qui y fut envoyé, eut ordre de se tenir sur la défensive, il faisait presque calme de sorte que nous ne pûmes pas nous approcher de la terre d'aussi près que nous le dénirions.

Le cap carré nous paraissait former une presqu'île très reconnaissable par sa hauteur, son îlot à l'extrémité et les deux enfoncements à l'Est et à l'Quest de lui; nous louvoyions devant ce dernier enfoncement, lorsqu'il parut une pirogue qui sortait vis à vis du Cap, il y avait 8 hommes dedans; elle fit aussit t route pour venir à nous, peu de temps à près on en vit d'autres dans le fond de la baie.

Lorsque la première fut à portée de mousquet du vaisseau, elle s'arrêta, nous mîmes aussitôt en travers pour l'engager à venir, nous lui fímes plusieurs signes d'approcher, nous arborâmes le Pavillon, mais ces naturels témoignaient beaucoup de crainte, cependant ils approchèrent un peu, on leur fit des signes de paix, et on leur montrait diverses choses, de sorte qu'ils vinrent à peu de distance, on leur en jeta dans la pirogue pour les engager a monter à bord. Enfin aprés les avoir bien pressès, il y eût un vieillard qui se hasarda, aussitôt qu'il fut dans l'escalier les autres s'en furent au large avec leur pirogue. Ce vieillard avait un air vénérable, nous lui fímes beaucoup d'amitiés et de présents, il était vêtu d'un manteau qu'on lui tira, pour l'habiller à notre façon; cet homme était tout tremblant et si étonné de ce qu'il voyait, qu'il fut quelque temps sans proférer un seul mot. Cependant lorsqu'il fut habillé et qu'il vit qu'on lui faisait beaucoup d'amitiés, il fit quelques questions, ensuite il parut désirer de parler à ses camarades, on le mena dans la galerie d'oú il leur fit signe de monter en leur faisant voir ce qu'on lui avait donné, ils vinrent aussitôt à bord, on leur fit aussi des présents, puis ils demandèrent à s'en aller, on les laissa les maîtres.

Quant ils furent dans leur pirogue, ils cachèrent avec soin tout ce qu'ils avaient reçu et ils se revêtirent de leurs manteaux, vraisemblablement pour n'être pas obligés de partager avec les autres pirogues. En s'en allant ils parlèrent à toutes celles qu'ils rencontrèrent. Ces dernières vinrent avec une grande vitesse à bord de notre vaisseau. On donna quelques bagatelles à quelques uns d'entre eux, car ils étaient venus au nombre de deux cent cinquante; on avait pris la précaution de tenir des soldats armés sur la dunette, au cas que nos nouvelles connoissances eussent voulu entreprendre quelque chose, et on avait fait cacher les armes pour qu'ils ne s'aperçussent de rien, quant à eux ils n'avaient aucune espèce d'armes; ils apporterent beaucoup de poisson qu'ils nous donnérent ainsi

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que de très bonnes patates, d'oú nous conclumos qu'ils cultivaient la terre.

Ces naturels étaient si surpris de tout ce qu'ils voyaient qu'ils s'arrêtaient a chaque choses, ils virent de la peinture rouge, ils marquèrent la plus vive joie et beaucoup d'envie d'en avoir. Il n'était pas difficile de juger que c'était leur couleur favorite, et en effet il y en avait parmi eux qui en avaient les cheveux peints, mais c'était un vilain rouge, c'est pourquoi ils parurent tant désirer d'avoir du notre qui était plus beau.

Nous ne pouvions refuser notre admiration à leur bonne constitution et à leur belle stature, ils se prétèrent avec complaisance à notre curiosité. Nous examinions les figures qui étaient imprimées sur leurs visages aux cuisses et en différents autres endroits du corps, ils tâchaient de nous faire comprendre par signes la façon dont ils se faisaient ces marques; â leur tour ils nous regardaient avec beaucoup d'attention, et considéraient notre blancheur comme quelque chose d'extraordinaire, alors il leur échappait un cri de surprise, ils prenaient plaisir à regarder sous nos vetements si c'était la même couleur, ils restaient en extase, puis ils nous faisaient une infinité de caresses dans lesquelles on appercevait cependant une espèce de férocité, souvent il leur échappait d'appliquer leurs lévres sur nos mains ou sur notre visage lorsqu'on le leur permettait, ils serraient comme s'ils eussent voulu sucer. Ils n'avaient nulle envie de nous quitter, ils se livraient tellement à la joie qu'ils se mirent tous à danser à leur façon, ils faisaient des grimaces affreuses, sautaient en montrant quelque chose de sauvage. Cependant toutes leurs gesticulations se faisaient avec beaucoup de mesure.

Parmi les pirogues il y en avait une qui était très belle, elle avait à chaque extrémite une pièce de bois debout, très bien sculptée à jour en forme de palme et ornée de plumes d'oiseaux. Je remarquais un vieillard qui y était resté, il était couvert d'un manteau qui me parut fort bien fait, il était d'une étoffe faite au métier dans laquelle étaient entrelacés de longs poils de bête, si artistement que nous les prîmes pour la peau d'un fort gros animal; de loin cela ressemblait assez à nos vitchouras. Cet homme avait l'air plus fier et plus distingué que les autres, le respect qui lui témoignaient me fit juger qu'il était un de leurs chefs, je tachais de l'engager à monter à bord, il fit des difficultés; comme il parut avoir beaucoup d'envie de l'habit écarlate que j'avais il me fit d'abord signe de lui donner en troc de son manteau, je lui fis entendre que s'il voulait venir à bord je le lui donnerais, il monta aussitôt, je lui tins parole, il me parut fort satisfait, il se mit ensuite à visiter le vaisseau, ce

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qu'aucun d'eux n'avait encore fait, chaque chose qu'il voyait lui paraissait très-curieux, il ne put pas comprendre la propriété des canons.

Comme il était l'heure de diner M. Marion le fit mettre à table ainsi qu'un autre chef, ils mangèrent de tout ce qu'on leur présenta excepté de la viande salée qu'ils rejétèrent, pour le vin ils ne voulurent point en boire, ils burent de l'eau avec plaisir, on leur présenta du vin blanc ils en burent croyant que c'était de l'eau, mais après en avoir goûte ils le rejétèrent en faisant signe que l'eau était préférable. On leur demanda s'il y en avait à terre, ils firent entendre que oui, et pour signifier qu'il y en avait beaucoup, ils firent comprendre qu'on y pouvait nager, ils trouvaient excellents notre pain et nos viandes.

Dans la belle pirogue du chef, il y avait quatre femmes jeunes point jolies et assez mal faites, il les fit monter à bord, mais il les renvoya lorsqu'il vit qu'on en faisait peu de cas.

Ces insulaires sont en général d'une grande stature, bien faits, d'une figure agréable, les traits réguliers, paraissant fort agiles, ayant l'air fort et vigoureux. Nous en mesurâmes quelques uns qui nous parurent de la plus grande taille, ils avaient six pieds passant, et étaient bien proportionnés, leur taille ordinaire, autant que j'ai pu voir, de cinq pieds cinq à cinq pieds six pouces, tous bien faits, ils out de beaux yeux, le nez aquilin, la bouche bien ornée mais grande, le menton bien fait, en un mot ils sont d'une très-belle figure.

Le soir M. Marion voulut les renvoyer, le vieux chef ainsi que l'autre proposèrent de rester en nous faisant entendre par signes qu'ils nous conduiraient dans le fonds de la baie. On leur permit de coucher à bord, et ils firent partir tout leur monde qui ne voulaient pas les quitter, mais ils les obligèrent à s'en aller à l'exception de deux qui demandèrent a rester avec leurs chefs, ce qui leur fut accordé et tous les autres s'en furent en faisant beaucoup de cris de joie.

Comme les vents étaient faibles et contraires pour entrer dans la baie, nous louvoyâmes, chaque fois que nous courrions le bord au large, ils marquaient beaucoup d'inquiétude, et faisaient signe d'aller dans la baie, ils s'imaginaient, qu'il était facile de mener un vaisseau comme leurs pirogues, ils ne concevaient pas que le vent était contraire et nous empêchait de faire la route qu'ils eussent désiré, il était aisé de voir qu'ils eussent bien voulu être chez eux, et qu'ils craignaient que nous les eussions emmenés. L'attention que ie portais alors à ce

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qu'ils parraissaient vouloir nous faire entendre me fit trouver beaucoup de rapport de leur langage avec celui de Taity ou Cythère,* ce qui renouvela nos regrets de la perte que nous avions faite du pauvre naturel de cette île qui était mort à bord de notre vaisseau de la petite vérole.

A une heure après minuit nos bateaux arrivèrent, M. Marion avait envoyé le nôtre et celui du Castries pour sonder dans le fond de la baie, le nôtre qui avait été dans l'Est du cap carré, rapporta qu'il y avait une baie très profonde qui était habitée, qu'il y avait un village qui paraissait contenir mille cases ou maisons et plus, qu'il y avait vu un grand nombre de pirogues qui même les avaient entourés, dont une entre autres très-belle et très bien sculptée, dans laquelle il y avait quatre vingt ou cent de ces sauvages, et que l'Offcier qui commandait notre bateau, craignant d'être surpris avait fait tirer quelques coups de fusil qui parurent leur causer beaucoup de frayeur. L'autre bateau avait vu dans le fond de la baie oú nous voulions entrer, toutes les apparences d'un port dont-ils n'avaient pas eu le temps de s'assurer, à 5 heures du matin on renvoya les bateaux pour sonder partout, à midi nous fîmes route vers cet enforcement, les vents étaient faibles, mais variables; nos naturels furent très contents de nous y voir aller, on sondait de moment en moment, le brassiage était de quatre vingt dix à cent brasses d'eau fond de sable et vase, à quatre heure et demie nous apercumes nos bateaux qui sortaient d'entre les îles, portant les signaux de bon ancrage, de gens affables et d'eau facile à faire; comme c'était ce que nous cherchions pour rémédier à nos besoins les plus urgents, nous fúmes fort satisfaits et continuâmes notre route. Peu de temps après le canot nous fit signe de venir sur tribord pour éviter une roche qu'ils avaient vue; aussitôt que nous fúmes ancres nous fimes signal au Castries de venir mouiller en ligne derrière nous. Ce bâtiment était resté à plus d'une lieue derrière, nous lui envoyâmes des bateaux pour sonder devant lui. La nuit qui était prête a se fermer nous obligea de laisser tomber l'ancre par dix-neuf brasses d'eau fond de sable fin. Nous étions à l'entrée du port et dans le fond de la baie, le Castries ne put venir mouiller auprès de nous, il a mouillé à près d'une lieue derrière. Au jour on lui fit signal d'appareiller et de venir jeter l'ancre derrière notre vaisseau. Il y avait un petit village par notre travers à portée de mousquet, situé sur une éminence où il était fort difficile de monter; ce village était fortifié, palissadé et entouré de fossés. Sur l'avant du vaisseau à une portée et

* Cook found this out on his arrival through Tupaea.

Mayoa, the Tahitian, mentioned above, p. 348.

The Bay of Islands.

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demie de mousquet était un autre village situé et fortifié à peu près de même.

Le 5 de grand matin il vint plus de cent pirogues autour du vaisseau, les unes ayant du poisson, et les autres des patates, on traita avec eux, pour un mauvais clou ils en donnaient autant qu'on leur en demandait.

Il était venu dans ces pirogues une grande quantité de femmes qui étaient presque toutes fort laides, petites et mal faites, elles paraissaient fort contentes de nous voir, mais elles eurent bientôt lieu de l'être fort peu, lorsqu'on les empêcha de monter à bord, on ne laissa aussi entrer dans les vaisseaux que peu d'hommes. Les femmes et les jeunes gens étaient presque tous barbouillés de peinture rouge jusque dans les cheveux il n'y a point de doute que ce ne soit leur parure mais cela les rend dégoûtants et hideux. Tous les hommes qui sont un peu considéréd chez eux, sont marqués et en divers dessins sur le visage et sur les cuisses, ils se font des dessins avec des petits outils d'os bien pointus; ils mettent dans les piqures le lait d'une herbe qui nous est inconnue. Cette marque ne peut plus s'effacer; ils portent leurs cheveux et les attachent au sommet de la tête. Ces peuples ont approchant la couleur des Malayos.

L'après-midi je fus avec M. Marion pour visiter le port qui nous parut immense, nous le trouvâmes aussi sûr que beau. Il résolut d'y faire entrer les vaisseaux au premier beau temps, car il y avait apparence de gros vents. Nous le nommâmes le Port Marion.*

Le 6 nous fûmes encore dans l'intérieur de ce port avec nos bateaux, le Capitaine du Castries vint dans son canot, M. Marion voulut aller à la grande terre, nous n'y fûmes pas plutôt arrivés que nous y fûmes témoins d'un combat entre les gens du pays, a peu de distance du rivage étaient campés duex partis ennemis l'un de l'autre, sur le point de se livrer bataille, un chef d'un des partis vint prendre par la main un de nos Messieurs qui se trouvait le plus prés de lui et le mena à la tête de son parti à côté de lui; ce chef était venu la veille à bord du vaisseau. Aussitôt ils s'avancèrent en bon ordre vers leurs ennemis qui étonnés de voir un homme blanc et bien plus encore de deux coups de fusil lâchées en l'air, prirent la fuite et abandonnèrent le champ de bataille à leurs vainqueurs, qui poussèrent de grands cris de joie, et nous rapportèrent celui des nôtres qu'ils regardaient comme leur libérateur, dans l'endroit on nous étions restés pour les regarder; ce qui me surprit davantage, ce fut l'ordre qu'ils observèrent quant ils marchèrent à leurs ennemis. Le Chef parut donner ses ordres avec sang-froid, ils étaient tous armés de longues lances, de flêches, de massues et d'une espèce

* Already named by Cook, the “Bay of Islands.”

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de sagaie* à dents et fort aigue, de sorte que lorsqu'on est blessé par cette arme, il est impossible de la retirer à cause de ses dents ou crochets qui sont en sens contraire, on ne le pourrait qu'en coupant ou en déchirant les chairs. Cette arme est faite d'un bois très-dur. Ils ont encore une autre arme qui se met dans la ceinture, et qui est un casse-tête; c'est une pierre de la nature du marbre et faite en forme de Spatule, les deux côtés en sont très-tranchants. Un des chefs me fit entendre qu'ils s'en servaient pour casser la tête, et que d'un coup il était aisé de faire sauter le crâne. La sagaie à dents et le casse-tête sont les plus dangereuses de leurs armes. Tout ce que nous avons vu jusqu'à présent de ces naturels, annonce un peuple brave, courageux, industrieux, et fort intelligent, car ils comprennent très bien ce que nous voulons leur faire entendre.

Le 7 et le 8 les vents furent très-forts du N.E. on mouilla une seconde ancre de crainte que le vaisseau ne chassât.

Le 8, après-midi, le câble de l'abord fut coupé apparemment qu'il y avait sous le sable des rochers ou du corail. On envoya la chaloupe pour lever l'ancre. L'après-midi le ventétait tombé on envoya des bateaux pour sonder la passe du Ouest du Port Marion qui se trouva meilleure et plus practicable que celle devant laquelle nous étions mouillés, qui est celle de l'Est, on résolut de passer par la première, c'est à quoi on se prépara.

Le 9 et le 10 les vents étant au Nord-Nord-Est, nous appareillâmes; on en fit le Signal au Castries, et celui de suivre de près notre vaisseau, à six heures du soir nous étions amarrés à demeure dans le Port Marion, ainsi que le Castries.

Le 11, le ciel était beau, les naturels ne manquérent pas de venir en grand nombre, ils échangèrent leurs poissons pour des clous ou de mauvais morceaux de fer, ils amenèrent encore beaucoup de femmes qui sans prix eussent accordé leurs faveurs sans que ces hommes en parussent jaloux, ils ne faisaient aucune attention à leurs femmes, ils nous en présentèrent et parurent fâchés de ce qu'on les refusait, ils faisaient entendre que c'étaient leurs filles ou leurs femmes propres. Ces hommes ne se lassaient pas d'admirer ce qu'ils voyaient, ils faisaient beaucoup de questions auxquelles nous ne comprenions rien, on voyait combien ils étaient intrigués, fort souvent quelques uns des chefs couchaient à bord, ils étaient fort contents lorsqu'on voulait bien

* Short spears, with barbs. A full description of this weapon is to be found in Hamilton's “Maori Art.”—Translator.

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le leur permettre. Nous étions mouillés à proximité d'une île oú était un grand ruisseau d'excellente eau, on choisit cette île pour y mettre nos malades et y déposer tout ce qu'il serait nécessaire de tirer des vaisseaux pour les alléger afin de les raccommoder et de réparer les dommages que le mauvais temps nous à causé depuis le départ du Cap de Bonne Espérance. On nomma cette île, i'Ile Marion, vu qu'elle était une des plus considérable de ce port.

Le 12, on y monta deux tentes, dont une très-grande pour les malades, et la seconde pour les Officiers de garde, on fit aussi un petit corps de garde pour loger les soldats.

Les naturels avaient dans l'anse dont nous nous étions emparés quelques paillotes auprès du ruisseau, ils les abandonnèrent je ne sais pour quelle raison. Car conformément aux volontés de M. Marion on ne leur faisait aucun mal, au contraire nous tâchions de leur inspirer de la confiance par diverses choses qu'on leur donnait, leur accordâmes promptement la nôtre en allant journellement chez eux et même dans leurs villages fortifiés, ils venaient aussi nous visiter dans notre nouvel établissement. Ces naturels sont trés voleurs, ils tâchaient d'attraper tout ce qu'ils trouvaient. On établit aussitôt des factionnaires pour veiller à ce qu'ils n'enlevassent rien, par ce moyen nous étions à l'abri de leurs ruses. Dans la partie du Sud de cette île était un village très considérable et bien fortifié, il était situé sur une pointe qui avançait à la mer, et qui était en forme de presqu'île, ils nous recevaient fort bien dans ce village et nous marquaient beaucoup d'amitiés. Je ne ferai pas ici la description de ce village, attendu qu'ailleurs j'aurai occasion d'en parler plus amplement, je dirai seulement que les magasins étaient pleins d'armes différentes.

Je ne sais ce que pensaient ces naturels de nous voir ainsi nous établir chez eux, je suis persuadé qu'ils croyaient trèsfermement que nous devions y rester toujours, car journellement on descendait des vaisseaux beaucoup d'effets, nous profitâmes même des paillotes qu'ils nous avaient abandonnées, ou y mit du gréement. La curiosité de ceux du village de Tacoury situé à la grande terre vis-à-vis de nos vaisseaux donne lieu d'ajouter foi à cela car ils venaient nous voir très-souvent. Ce village était le plus grand que nous connaissions alors, il était situé à l'extrémité d'une presqu'île, et n'était fortifié que de ce côté; il est vrai que sa position sur le sommet d'une montagne en rendait l'accès difficile, d'ailleurs ses habitants étaient en grand nombre, le nom que nous lui donnâmes était celui de son chef. C'etait un bel home âgé d'environ quarante ans, il paraissait beaucoup plus fin et plus entreprenant que les autres, il avait

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un compagnon nommé Piquioré qui était chef d'un petit village à peu distance du sien, ce dernier nous à été moins conuu. Ce Tacoury dont je viens de parler était regardé comme un des grands chefs de cette contrée presque tous les autres lui rendaient hommage, et étaient en même temps ses ennemis, et lui faisaient souvent la guerre; ils voulaient aussi nous engager à la lui faire. Cet homme venait souvent nous voir sur l'île Marion, et à bord de nos vaisseaux, on s'apercevait qu'il ne perdait rien de ce qu'il voyait, sa grande curiosité, et son air entreprenant nous firent d'abord nous méfier de lui, mais M. Marion le croyait toujours dans la bonne foi. On verra par la suite que cet homme cherchait à connaître tout pour tâcher d'en venir à ses fins. On travaillait à bord des vaisseaux pour les mettre en état d'y faire les réparations nécessaires, on fit descendre des deux vaisseaux les scorbutiques, car nous n'avions pas d'autres maladies. On nomma deux Officiers de garde qui seraient relevés par d'autres, il y eut aussi quinze soldats pour veiller la nuit et le jour à ce que les naturels n'emportassent rien.

Le 16 et le 17 on donna la demi bande aux vaisseaux, M. Marion fit dire à M. du Clesmeur, Capitaine du Castries, de faire préparer sa chaloupe pour aller le lendemain l'accompagner dans l'Ouest de ce port.

En conséquence le 18 à trois heures du matin nous partîmes dans nos chaloupes, M. Marion me dit de l'accompagner avec un autre officier; le but de cette course était de faire en sorte de trouver des bois propres a faire la mâture de la flûte Le Castries. Au jour il s'éleva un gros vent qui ne fut pourtant pas un obstacle à notre course, nous trouvâmes vers une grosse pointe que nous nommâmes pointe des courants, une mer extrèmement grosse, elle l'était encore davantage au large des rochers plats qui sont à la pointe de ce cap. Le vent devint violent, mais comme nous avions une très bonne chaloupe, nous doublâmes ce cap, le Capitaine du Castries n'en pût faire autant dans la sienne, il fut obligé de s'en retourner. Le vent et la mer grossis-saient toujours, te qui nous mettait en danger; enfin les bonnes qualitiés de notre bateau nous tirèrent d'affaire, nous rangeâmes toute la côte qui borne ce port immense dans l'Ouest nous y vîmes de belles anses qui formaient autant de nouveaux ports, nous ne trouvâmes pas d'arbres assez considérables pour faire ce que nous désirions. A midi nous mîmes à terre dans une belle anse où étaient situés deux petits villages; les naturels vinrent nous voir et nous firent présent de poissons, nous trouvâmes d'excellentes huîtres qui nous procurèrent un bon diner. Il vint un chef nous y voir, il était dans une superbe

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pirogue faite d'une seule pièce, j'en pris les proportions, elle avait soixante sept pieds de long et six pieds quatre pouces de large elle était bien sculptée et marchait supérieurement bien; il y avait dans cette pirogue quatre vingt dix ou cent hommes.

Ces naturels nous firent beaucoup d'amitiés nous cherchâmes dans les bois, mais inutilement. Le temps était toujours trèsmauvais nous fûmes obligés de louvoyer, nous trouvant à quatre lieues et plus sous le vent de nos vaisseaux; nous arrivâmes à neuf heures du soir à bord; cette course ne nous fut utile qu'en ce qu'elle nous donna occasion de connaître la partie Ouest de ce port, qui est très-belle, cependant environnée de dangers dans quelques endroits. On continuait toujours les travaux à bord des vaisseaux et principalement à bord du nôtre qui avait considérablement souffert dans la partie de l'avant, les jotereaux avaient manqué, la poulaine et les écharpes avaient été emportées, nous avions dans cette partie une voie d'eau assez considérable on réparait ce mal du mieux possible, on occupa aussi plusieurs des bateaux à faire du bois et de l'eau.

Le 20 nous fûmes dans l'Est où il nous avait paru qu'il y avait de beaux arbres. Les naturels y vinrent et nous menèrent dans une ravine, où il nous en fîmes voir qui n'étaient pas encore à peu de chose près de la grandeur qui nous aurait convenu; nous leur fîmes entendre qu'ils n'étaient pas assez longs. Il y en eut un d'eux qui nous promit de nous mener un autre jour ailleurs où il y en avait de plus beaux, en faisant signe que c'était dans l'endroit d'où ils tiraient leurs belles pirogues. De la montagne où nous nous trouvions, on voyait très aisément toute l'étendue du port qui paraissait immense et qui est effectivement un des beaux ports qu'il y ait.

Nous revînmes à bord, et nous y fîmes venir le naturel qui avait promis de nous conduire le lendemain où il y avait de belles mâtures, mais un coup de vent qui se déclara dans la nuit, ne nous permit d'y aller que le 22. Ce naturel nous mena dans le grand enfoncement du Sud, où après une bonne lieue de trajet par terre nous trouvâmes un bois dont les arbres étaient aussi beaux qu'il nous l'avait promis. C'était une espèce de sapin tant pour la forme que pour la qualité, produisant une résine ou une thérébentine fort odoriférantes. Nous y trouvâmes de quoi mâter d'un seul arbre des vaisseaux de soixante quatorze pièces de canon, mais ces pièces de bois qui sont superbes sont aussi d'une grande difficulté à tirer. Cette découverte nous réjouit, et nous nous flattâmes d'en trouver plus près du rivage.

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Nous retournâmes à bord bien satisfaits et disposés à revenir au premier beau temps, le mauvais temps qui était très-ordinaire dans cette Saison, ne nous permit d'y retourner que le 25. On fit construire à proximité du bord de la mer quatre paillotes, une pour le corps de garde, une pour les travailleurs, la troisième pour servir de magasin et la quatrième pour les Officiers.

Pendant qu'on se préparait ainsi è cette enterprise, nous essuyâmes deux aventures: la première fut à l'île Marion où étaient quatre esclaves appartenant à M. Marion, dont un noir et trois négresses qu'on y avait envoyé pour blanchir le linge de table; je ne sais quelle raison de mécontentement ils eurent, où si ce fut l'amour de la liberté qui les engagea à déserter dans un pays où il ne paraissait pas qu'ils dussent avoir aucune ressource, enfin ils nous laissèrent ignorer leur sort, jusqu'à ce qu'un de nos Messieurs étant allé sur l'île où on faisait du lest, y trouva une de ces négresses qui le pria de la reprendre, elle raconta que le noir les avait engagées à déserter avec lui, et qu'en conséquence ils s'étaient embarqués dans une très petite pirogue qu'ils trouvèrent; que lorsqu'ils furent à moitié chemin la pirogue ayant été sur le point d'emplir, parce qu'elle était trop chargée, le noir avait assommé une d'elles pour apparemment allégir la dite pirogue, que dans la crainte qu'il n'en voulut faire autant d'elle, elle s'était jetée à la mer pour se sauver et que fort heureusement elle avait abordé sur cette île. Ce récit nous fit craindre que le noir n'indisposât les naturels contre nous, d'autant plus que c'était un très-mauvais sujet, et qui était capable de leur faire naître l'envie d'entreprendre quelque chose contre nous.

Le second évènement se passa à bord de notre vaisseau, un jour qu'il était venu un grand nombre de naturels, l'un d'eux qui était dans la pirogue, ayant apercu par un des Sabords de la Ste. Barbe, un sabre qui lui fit envie, profita d'un instant qu'il crut ne pas être vu, entra dans la Ste. Barbe et enleva le sabre; on l'aperçut qu'il sortait par le Sabord avec cette arme, M. Marion le fit prendre uniquement pour lui faire peur, alors toutes pirogues prirent le large, mais peu après ses compatriotes vinrent demander sa grâce, à leur demande il fut remis en liberté.

Le 29 on commença à couper le mât de beaupré qui quoique le plus facile se trouvait dans un précipice d'ou il fallait le tirer, et l'empêcher en le faisant tomber de descendre plus bas, aussi prit-on les précautions nécessaires pour le retenir par le moyen de bonnes cordes; les appareils furent disposés pour le tirer de

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ce ravin, ce qui était une chose fort difficile; enfin après bien des efforts on le fit venir sur le sommet de la montagne.

Entre ces difficultés il fallait faire tous les matins et soirs, une lieue par un chemin d'autant plus pénible, qu'il était rempli de montagnes et de marais, il y en avait un entre autres où on avait de l'eau jusqu'à la ceinture, il avait environ deux cents pas, il arrivait souvent que ce marais glaçait dans la nuit. A cette incommodité s'en joignait une autre qui était une quantité de moucherons qui piquaient si vivement que plusieurs de nos gens furent hors d'état de travailler durant quelques jours.

Tandis que l'on mettait ce mât sur huit pans, on coupa celui de misaine qui fut pris plus avant dans le bois, ces travaux employèrent les deux tiers de nos équipages, il fallut ensuite de forts appareils pour traîner ces pièces de bois par un chemin aussi montagneux, malheureusement la saison était très pluvieuse par conséquent peu propre à une pareille entreprise, chaque jour j'allais avec M. Marion dans les différents endroits de ce port, ce qui me donnait, ainsi qu'à plusieurs de nos Messieurs, occasion de chasser, et qui était d'autant plus agréable que le gibier y était en abondance, surtout la caille, nous faisions le service chacun à notre tour, tant au camp de la mâture qu'à celui de l'île Marion.

Les naturels venaient très souvent voir de quelle façon nous trainions nos mâts; un jour ils vinrent en si grand nombre qu'on eut pu les soupçonner de quelques mauvais desseins, mais nous avions assez de confiance pour ne pas leur en supposer, il leur arrivait même quelquefois de tirer sur les palans pour aider à nos gens, on se tenait continuellement en garde, pour les empêcher de voler; soit que ce fut curiosité ou quelqu'autre motif, je m'aperçus un jour qu'ils nous compataient, mais comme ils ne s'en cachaient pas nous n'y trouvâmes rien de suspect. M. Marion aimait beaucoup à se promener tous les après-midi, il aimait aussi la pêche et on allait assez souvent prendre le plaisir dans une anse qui est au bas du village de Tacoury. Cette anse n'était point vue des vaisseaux, c'est pourquoi on l'engagea d'avoir toujours un détachment avec lui, il y avait ordinairement deux ou trois officers et plusieurs soldats qui allaient l'accompagner.

Le 4 de Juin nous eûmes au camp de la mâture, la visite d'une chef avec toute sa famille, il nous fit entendre qu'il était venu des terres pour nous voir, c'était un bel homme, et il avait l'air distingué, il fit bien des questions où nous ne comprenions pas

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un mot, il marquait la plus grande envie de tout ce qu'il voyait, nous lui fîmes quelques présents, il en parut satisfait, sa femme etait assez bien, elle avait la figure peinte de rouge, ainsi que les cheveux, elle avait la tête ornée de plumes ainsi que son mari, le rouge et les plumes sont l'ornement ordinaire aux femmes, mais les hommes n'en portent guère que quand ils sont en guerre. Ce chef avait une suite fort nombreuse, et plusieurs jeunes filles qui m'ont paru leur appartenir les suivaients; il y avait aussi d'autres femmes qui portaient les provisions et les hommes portaient les armes. Après avoir satisfait leur curiosité, ils continuèrent leur route vers le village de Tacoury où il nous fit entendre qu'il devait rester quelques jours. La pluie suivant toute apparence ne les empêchait pas de se mettre en marche, il est vrai qu'ils s'en prèservent facilement par le moyen d'un manteau fait d'une espèce de jonc sur lequel l'eau ne fait que glisser et ne pénètre pas, ils ne s'en servent que pour la pluie.

Quoique le mauvais temps continuât on fut aux mâts le 6, on se servit avec succès de deux diables que nous avions fait faire, et qui étaient commodes pour mouvoir ces pièces de bois dans les endroits escarpés, on fut obligé de frayer des chemins; cela ne laissa pas que d'employer beaucoup de monde on faisait marcher les deux mâts ensemble.

L'après-midi j'allais à la chasse sur le bord de la mer à peu de distance de notre camp, j'y fus témoin d'un délogement qui m'étonna beaucoup, qui me parut ne pouvoir avoir été fait qu'en vertu de la loi du plus fort; c'était environ vingt hommes qui habitaient dans huit ou dix cases avec leurs familles; à l'arrivée des quarante autres qui vinrent dans une pirogue, ils délogèrent, et les nouveaux venus s'emparèrent de leurs établissements et ne leur laissèrent presque rien emporter, les traitant avec dureté; ces malheureux furent s'établir à une demi-lieue plus loin où il y avait quelques paillotes abandonnées. Je continuai ma chasse le long du rivage, je trouvais à environ une lieue du camp une superbe pirogue qui était échouée sous les arbres, elle avait soixante dix pieds de long, d'une seule pièce, je crus d'abord que cette pirogue était abandonnée.

Le soir avant de partir pour me rendre à bord, je dis à ceux de nos Messieurs qui étaient à terre, ce que j'avais vu, ils me parurent avoir envie de s'en emparer sous prétexte que cette pirogue serait nécessaire au camp, je leur conseillai de tâcher d'en faire l'achat, si l'on pouvait en traiter avec le propriétaire, leur représentant que ce serait très-mal de s'en rendre maître

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autrement, d'autant plus que c'était autoriser les naturels à nous voler, si nous leur prenions ainsi leurs biens. J'appris que dès le lendemain ces Messieurs qui étaient de garde au camp, ayant été voir la pirogue, avaient jugé qu'elle était abandonnée, en conséquence ils la firent mettre à l'eau et mener au camp ils trouvèrent des naturels qui ne s'opposèrent pas à leurs idées.

Le 7 je fus avec M. Marion dans l'anse de Tacoury où nous nous amusâmes à pécher et à manger d'excellentes huîtres qui étaient en grande quantité dans cet endroit. C'était ce qui engageait M. Marion à y aller si souvent, parce qu'au plaisir de la pêche il y trouvait aussi celui de la Chasse, il y avait beaucoup de gros oiseaux qui se laissaient approcher facilement.

Le 8 on profita du beau temps et on fit faire un très-bon trajet aux mâts; le soir on y laissa comme à l'ordinaire les appareils, et on dressa comme on le faisait tous les soirs dans l'endroit où restaient les mâts, une tente pour servir de corps de garde à quelques soldats et matelots que l'on laissa pour veiller à la sûreté des effets que l'on ramassait dans cette tente devant laquelle les gardiens faisaient ordinairement du feu. Pendant qu'ils soupaient plusieurs naturels qui étaient restés cachés, profitèrent de ce moment pour se glisser sous la tente d'où en sortant ils furent apperçus par les nôtres qui leur tirèrent un coup de fusil et les poursuivirent de si près qu'ayant tiré un second coup, ils leur firent lâcher un sac de biscuit qu'ils emportaient ainsi qu'une pièce de funin. Comme ils avaient gagnè le bois et qu'ils s'y étaient jetés, les nôtres furent obligés de cesser leur poursuite. A leur retour ils trouvèrent qu'il leur avait été enlevé un fusil, des capotes et quelques autres effets. Peu de temps après il apperçurent auprès des mâts des naturels qu'ils en chassèrent, mais ils n'y trouvèrent plus qu'une partie des appareils, l'ancre qui servait à les frapper avait été emportée; ils se retirèrent une seconde fois dans le bois où ils faisaient grand bruit; les nôtres ne se crurent pas en sùreté, ils se détach-èrent deux pour venir donner avis au camp de ce qui se passait. Celui qui y commandait, fit aussitôt partir un officier et douze hommes armés pour les mettre en état de repousser les attaques qui auraient pu leur être faite et pour empêcher que l'on eût tenté de mettre le feu aux mâts, mais le reste de la nuit les naturels furent tranquilles.

Au jour on entra dans le bois comptant y chercher l'ancre que l'on ne supposait pas qu'ils eussent pu emporter bien loin,

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mais on ne la trouva pas, on envoya un détachement pour se saisir de deux naturels et les garder prisonniers. On prit un Chef et un jeune homme qu'on amena au camp; ce Chef avait un très-beau manteau, et sur la tête ses plumes de guerre, quelqu'un s'avisa de dire qu'il était à la tête du parti qui avait fait le vol; sans prendre plus de renseignements, l'Officier qui commandait, fit lier ce chef à un poteau, et il envoya le jeune homme sous bonne garde à la mâture, ou on lui fit comprendre ce que l'on cherchait; alors ce jeune homme se déclara complice en montrant de quelle façon on avait déterré l'ancre. Le Chef que l'on tenait lié accusait de ce vol Tacoury et Piquioré.

Le 9 avant midi M. Marion fut informé de tout ce que je viens de raconter, et blâma d'abord beaucoup celui qui avait fait lier ce Chef, d'autant plus qu'il lui avait défendu sous quelque prétexte que ce fut, de ne jamais maltraiter ces naturels, seulement s'il arrivait par hazard que ces gens fussent assez adroits pour dérober quelque chose, il avait ordonné qu'on tâchat de leur faire restituer, mais sans leur faire aucun mal. Ses ordres étaient les mêmes é tous ceux qui se trouvaient commander, soit au camp, soit sur l'île Marion, où dans les bateaux, il les donnait avec d'autant plus de raison, qu'il était persuadé qu'en ne leur faisant pas de mal, ils ne chercheraient jamais à nous en faire. M. Marion envoya aussitôt dire de donner la liberté à ce chef ainsi qu'au jeune homme, et de ne leur faire aucun mal, et il observait en même temps que les gardiens étaient les plus fautifs, parceque s'ils avaient bien veillé, les naturels n'auraient pu rien prendre. On envoya une autre ancre et un renfort de soldats.

Aussitôt après-midi je fus me promener au camp, pour chasser, ces messieurs me dirent qu'on avait donné la liberté au Chef, et qu'ils lui avaient fait quelques présents avant de la lâcher, mais qu'aussitôt que cet homme s'était vu libre, il avait pris la fuite, et que pour mieux courir il avait abandonné son manteau qu'on avait laissé quelque temps dans l'endroit où il avait tombé, dans l'espoir qu'il serait venu le chercher, mais qu'il n'avait plus paru; pour le jeune homme il s'était échappé pendant la nuit.

Je m'en fus chasser seul le long du bois, ayant vu beaucoup de cailles qui y étaient entrées, je voulus les y poursuivre; après en avoir tiré deux, je m'apperçus, que je m'y étais engagé trop avant, de sorte que je ne me reconnaissais plus. Ce qui m'intrigua beaucoup, le ciel était couvert, je ne voyais pas le soleil,

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cela augmenta mon embarras. Enfin après avoir marché environ une heure sans trouver personne, je me trouvais sur une montagne d'ou je découvris la mer qui donnait au bas, étant rendu à deux portées de mousquet du rivage, j'apperçus dans une espéce de gorge et assez près de moi, deux naturels qui se battaient, je crus d'abord qu'ils s'amusaient à s'exercer, car très souvent je m'étais amusé a les regarder se lancer des flêches, sagaies, etc. … qu'ils paraient avec une adresse singulière, et dans leurs jeux ils avaient l'air très animé. Cette raison fit que je ne fus point surpris de voir ces deux hommes se battre, enfin j'en étais si persuadé que je rentrai dans le bois pour ne pas les interrompre et pour me dérober à leur vue afin de jouir du plaisir de les voir à mon aise. Ils montraient la plus grande adresse et en même temps une agilité étonnante; il y avait environ six minutes que j'étais spectateur, quand je les vis tout-à-coup jeter récipro-quement leurs armes, et tirer de leur ceinture leur casse-tête, aussitôt ils s'élancrèrent avec fureur à la rencontre l'un de l'autre, et se manquèrent, ils revinrent à la charge; pour lors je fus à eux mais trop tard, car dans ce moment un des deux eut le crâne emporté du coup de casse-tête de son adversaire et tomba mort; ils étaient si animés, que le vainqueur ne me vit que lorsque je lui parlais; il fut si surpris de me voir, qu'il prit la fuite avec une grande vitesse, et me laissa auprès de sa victime. J'examinais ce malheureux, je vis qu'il avait la tête coupée au ras des yeux, comme si c'eût été d'un coup de sabre, la moitié de son crâne était encore tenu par la peau il pendait en arrière, ou du moins il tenait encore à quelque chose, sa cervelle avait rejaillé à trois ou quatre pas plus loin.

Cette catastrophe à laquelle je ne m'attendais nullement, me convainquit que ces naturels se battent en duel et avec beaucoup de bravoure. Je marchais le long du rivage pour trouver mon chemin, lorsque douze ou quinze naturels, que j'avais vu à bord du vaisseau se présentèrent devant moi, je voulus leur expliquer ce que je venais de voir, mais ils ne me comprirent pas; je leur demandais ensuite de me conduire au camp, ils me firent entendre que j'en étais fort éloigné, il y en eût six qui vinrent m'y conduire, je passais dans un petit village où ils m'offrirent à manger du poisson que je trouvais très-bon. Nous continuâmes notre route, comme ils s'apperçurent que j'étais fatigué, ils m'offrirent de me porter, je les remerciai ils vinrent me conduire à la vue du camp; comme ils me firent entendre qu'ils allaient me quitter, je voulus les engager à y venir en leur promettant de leur donner quelque chose, je ne pus y réussir et ils me refusèrent constamment,

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je n'avais rien qui put leur convenir qu'un mouchoir que je leur donnais, et ils s'en furent.

Ce que j'avais vu dans ma course, me donna lieu de réfléchir sur ces naturels, et ne fit que me confirmer dans l'idée que j'avais depuis longtemps, qu'il était essentiel de se tenir toujours avec eux sur ses gardes, et qu'un peuple qui nous paraissait courageux ne pouvait être que très-entreprenant.

Chaque village considérable a son Chef ou son Roi qui jouit d'une autorité pleine et entière sur ses sujets, ces Chefs m'ont paru indépendants les uns des autres, ils se font la guerre pour très-peu de chose, et des guerres très-meurtrières; ils tirent ordinairement leurs prisonniers. Il m'a paru qu'ils avaient un culte, j'ai remarqué premièrement que chaque fois qu'il couchait de ces naturels à bord du vaisseau ils ne manquaient pas de se lever à une certaine heure de la nuit, et qu'ils se mettaient à prier en marmottant différents mots parmi lesquels ils répétaient celui de Mathé, qui signifie “tuer.” Cette prière durait environ une demi-heure puis ils se couchaient. Secondement, ils ont dans toutes leurs maisons un gros poteau planté dans le milieu, sur lequel est sculpté une figure hideuse, semblable à celles par lesquelles on prétend représenter le Diable. Outre cela chaque Chef et divers autres naturels portent à leur col une pierre verte large comme la main où est gravée cette même figure. Toutes ces choses induisent assez à croire que ce peuple reconnait et adore un être quelconque. Je leur ai vu donner la Sépulture à deux des leurs qui venaient de mourir, j'ai même vu le dernier avant qu'il ne mourût, ses parents étaient autour de lui à le soigner, je n'ai remarqué parmi eux dans cette occasion aucune pratique superstiticuse. Quelques heures après la mort de cet homme, ils le portèrent en terre sans aucune cérémonie. Dans tous les différents endroits que j'ai parcouru de ce pays, je n'y ai vu qu'un peuple industrieux. Ils font leurs outils d'une pierre très dure qui est semblable au marbre, très noire et trèsdure; ils en font des haches et des herminettes; ils se servent des premières pour couper les arbres, mais ce n'est qu'après beaucoup de peine qu'ils y arrivent, pour diminuer le travail que cela leur donne, ils creusent la terre tout autour de l'arbre qu'ils veulent abattre, ils y mettent le feu, ils prennent des précautions pour que la flame ne brûle que le pied; quand ils l'ont ainsi abattu, ils le dégrossissent ensuite avec leurs haches, et polissent avec leurs herminettes; ces outils de pierre coupent assez bien. Leurs ciseaux sont faits d'une pierre verte pareille à celle sur laquelle ils gravent leur divinité. Cette pierre est

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extrèmement dure, ils aiguisent bien un des bouts, et emmanchent ce ciseau dans un petit morceau de bois, ils l'attachent de façon qu'il ne bouge point en frappent dessus, ils s'en servent pour sculpter et pour faire des ouvrages délicats. Tous ces outils sont très-bien faits, ils se servent de coquillages pour graver et percer ces pierres qui pour le moins sont aussi dures que l'agathe; ils doivent employer un temps bien considérable pour y graver la figure dont j'ai parlé.

Nous ne leur avons connu aucune espèce de métaux, cependant nous avons trouvé de la mine de fer, mais elle ne m'a pas paru abondante, ce pays parait être très fertile, il est orné de belles plaines dans l'intérieur, les bois y sont de toute beauté, il y en a un grand nombre d'espèces différentes, toutes étrangères à nos climats et diverses sortes qui portent une odeur trèsagréable et dans la couleur est aux uns rouge, et aux autres jaune, &c., ils ne cultivent que des patates qui sont fort bonnes, comme ils ont beaucoup d'intelligence, nous leur avons fait entendre que les plantations que nous avions faites sur l'île Marion comme blé, riz, mais, pommes de terre et divers noyaux, leur pouvait etre d'une grande utilité, toutes ces graines avaient très-bien poussé quoique dans l'hiver. Ils parurent très-satisfaits et nous firent comprendre qu'ils en auraient soin, je ne sais s'ils auront conservé toutes ces graines qui leur seraient d'une ressource d'autant plus grande, qu'ils n'ont que la patate et la racine de fougère, ils font grand usage de cette dernière, voici comment ils la préparent. Après avoir arraché cette plante, ils l'exposent au soleil sur les branches des arbres, aussitôt qu'elle est bien fanée ou desséchée, ils la mettent dans le feu où ils la laissent peu de temps, puis l'en ayant retirée ils la posent sur une pierre large et plate et avec une espèce de massue, ils frappent dessus jusqu'à ce qu'elle soit presque en pâte. C'est cette pâte qu'ils mâchent et après en avoir retiré tout le suc, ils rejettent le marc, j'en ai goûte plusieurs fois et j'ai trouvé le suc de cette racine très agréable. Ils mangent beaucoup de poisson qui est en abondance et d'une excellente qualité.

Ces hommes très-robustes et bien portants, ne se servent d'aucune épicerie, ni de sel, ils font cuire leurs patates dans le feu, quand aux poissons ils l'enveloppent d'une feuille, font un trou dans le brasier et le mettent dedans, il s'y cuit très-bien et ne perd rien de son goût.

Ce que j'ai trouvé de plus surprenant, est le peu de cas qu'ils font des femmes, ils n'en sont nullement jaloux, ce sont elles qui font tous les travaux, les hommes ne s'occupent que de la guerre, ils s'exercent continuellement en se lançant les uns aux

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autres, des flêches, lances, &c.; les femmes sont toujours occupées, soit à faire des étoffes où à cultiver la terre, soit à faire ou préparer le manger, et quelques fois à la pêche avec de trés grandes seines; cependant j'ai vu plus ordinairement les hommes à faire ce travail. Ces femmes paraissaient entièrement soumises à leurs maris, je ne les ai jamais vu manger avec eux, tout au contraire elles les servent lorsqu'ils mangent. Enfin j'ai vu de ces femmes pousser la complaisance jusqu'à porter le morceau dans la bouche de leur mari; il faut que ce soit un usage parmi eux, car ceux-ci étaient assis et restaient très tranquillement à se faire servir de même en causant avec d'autres hommes sans faire attention à celles qui les servaient. Cela me ferait presque croire que les femmes sont regardées comme des esclaves. Il ne m'a pas été possible de m'éclairer sur ce point. Malgré le mépris qu'ils marquent, pour les femmes, la population est très-nombreuse, il m'a paru qu'ils avaient plusieurs femmes, et ils me l'ont fait entendre. Le poisson qui est un aliment extrèmement chaud, y contribue sans doute beaucoup.

Je ne sais si le mal vénérien est naturel dans ce pays, mais ces peuples en sont très incommodés, deux jours après notre arrivée il y eut des gens de l'équipage qui avaient eu commerce avec les femmes et qui s'en ressentirent dès le lendemain. Cependant il ne se peut guère présumer que cette maladie eut été communiquée par nos matelots, nos chirurgiens nous assurèrent qu'aucun de l'équipage n'en était attaqué, ils avaient tous été guéris depuis cinq mois que nous étions en mer. D'ailleurs nous avons vu des femmes à qui cette maladie avait laissé des traces affreuses. Les hommes n'en paraissaient pas si incommodés que les femmes, je ne sais s'ils connaissaient quelques remèdes pour cette maladie, mais ils ne paraissaient pas en faire cas.

Maintes fois je leur ai demandé pourquoi ils se faisaient si souvent la guerre entre eux, mais je n'ai pu comprendre la raison qu'ils m'en donnaient. Pour ce qu'ils faisaient de leurs prisonniers, ils me l'ont très-bien expliqué, aussitôt qu'ils les ont en leur pouvoir, ils les tuent. Plusieurs démonstrations qu'ils m'ont faites, m'ont donné tout lieu de croire qu'ils étaient antropophages, et qu'ils mangeaient leurs ennemis; plusieurs d'entre nous sont de mon sentiment, mais ce qui m'y a le plus confirmé, est qu'un chef qui comprenait très-bien ce que je lui disais, à ce sujet, me fit entendre qu'après les avoir tués, ils les mettaient dans le feu, et qu'après les y avoir fait cuire, ils les mangeaient, voyant que cela me révoltait et me faisait horreur,

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il se mit à rire en continuant à m'affirmer ce qu'il venait de me dire.

Ces naturels sont très-caressants, mais ils montrent dans leurs caresses beaucoup de férocité, ils aiment singulièrement à embrasser, et le font avec beaucoup d'action, ils ne pouvaient se lasser s'admirer la blancheur de notre peau, lorsque nous leur permettions d'y poser les lévres, soit sur les mains, soit sur le visage, ils suçaient avec une avidité étonnante; comme ils étaient tous les jours parmi nous, ils s'étaient familiarisés, nous leur avions fait voir à peu près tout ce que nous avions, nous leur en avions expliqué l'usage. Je restais au camp de la mâture jusqu'au 10 que je me rendis le soir à bord des vaisseaux, durant ce jour il s'était passé quelques faits assez singuliers qui méritent d'être rapportés.

On fut le matin comme à l'ordinaire aux mâts, mais à peine fûmes nous partis, que nous vîmes paraître sur le sommet des montagnes voisines quantité de naturels en armes, ce qui nous obligea de nous tenir sur nos gardes. Nous crûmes d'abord que nous allions être attaqués, nous nous préparâmes au combat, ils vinrent assez près de nous, et restèrent sans avancer davantage, cependant nous voulions savoir quels étaient leurs desseins; je proposais d'aller seul à eux, sans armes apparentes, pour leur demander ce qu'ils voulaient, aussitôt qu'ils me virent ainsi avancer, ils vinrent quatre au devant de moi, desquels deux étaient des chefs que je connaissais, et les deux autres étaient de ceux qui m'avaient servi de guides le jour d'auparavant. En m'abordant ils m'embrassèrent en me demandant la paix, du moins j'en jugeais ainsi attendu qu'ils me disaient, “Paye arémaye,” ce qui signifie, donnez-nous la paix. J'avais caché sous mon habit un sabre, je le pris et je ramassais un rameau ensuite je leur présentai l'un et l'autre, ils comprirent très-bien que je voulais qu'ils s'expliquassent, ils prirent le rameau en demandant toujours la paix; ensuite ils m'embrassèrent encore. Je les fis venir à la tente, où on leur fit présent de quelques bagatelles, en leur demandant aussi à traiter avec eux de leur poisson à l'ordinaire, ils réclamèrent la pirogue que l'on avait prise il y avait quelques jours, elle leur fut remise avec les pagaies. Ils promirent de revenir le lendemain apporter du poisson; je fis aussi un présent à mes deux conducteurs de la veille.

Comme tous ces naturels s'étaient ébranlés pour s'approcher aux marques d'amitié que nous avions faites à leurs envoyés,

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les chefs eurent l'attention de les arrêter. Je fus à celui des chefs qui me parût être le premier de tous, il me fit amitié, comme ils virent que je n'avais pas d'armes, ils jettèrent les leurs à l'écart.

Ces chefs ont pour seule marque du commandement de trèsbelle plumes d'oiseaux sur la tête et à leurs manteaux, leurs armes sont très bien sculptées; ce paquet de plumes dont ils ornent leurs têtes, les fait aisément distinguer parmi les autres, et leur donne un air de grandeur.

Le Chef et le jeune homme qu'on avait tenus prisonniers n'étaient pas venus chercher leurs manteaux qu'ils avaient laissés, nous les présentâmes à ceux-ci, alors un vieux Chef les prit et demanda si on les avait tués, on leur dit que non, quoique nous fussions très persuadés qu'il savait le contraire de ce qu'il demandait; enfin soit qu'il les crut morts ou non, il mit les deux manteaux en tas, après quoi il récita quelque chose, ensuite prenant un rameau il le jéta avec des excréments de bête dessus le manteau toujours en disant quelques paroles, après cette cérémonie deux jeunes gens prirent ces manteaux et les portèrent au village qui est de l'autre côté de la rivière; ne peut on pas infèrer de là que ces insuliares ont un culte et qu'ils reconnaissent une divinité.

En me rendant à bord, je trouvais M. Marion qui était à faire pêcher dans l'anse de Tacoury où il avait trouvé de fort jolis coquillages que la Seine avait amenés en la tirant de l'eau, je lui racontai tout ce qui m'était arrivé depuis deux jours que j'étais absent, et ce qui s'était passé au camp, il me dit que tout ce que ces naturels avaient fait ne provenait que de ce qu'on avait fait lier un de leurs chefs, et qu'il ne pouvait y avoir que cette raison qui eût pu les décider à prendre les armes et effectivement il ne pouvait y avoir rien autre chose qui les ont aigris contre nous.

De retour à bord M. Marion me dit d'aller prendre la garde sur l'île Marion, vu que l'Officier qui y commandait était incommodé depuis quelques jours. Je m'y rendis a sept heures du soir. On avait tant de confiance en ces insulaires qu'on était sur cette île sans aucune défense; on y avait seulement laissé quatre soldats armés qui faisaient la faction, avec ces quatre soldats il y avait un autre Officier, le Chirurgien-major et moi, ce qui faisait en tout sept personnes bien portantes, tous les malades ne devant être comptés pour rien, car à mesure qu'ils guérissaient, on les rappelait à bord des vaisseaux. Dans le principe on avait envoyé dans ce poste six espingoles pour y être montées sur des chandeliers de bois en forme de pattes d'oie, mais on n'avait même pas pensé à s'en servir, de sorte qu'elles

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étaient toujours restées dans le sable; tout ce que je venais de voir me fit prendre des précautions, en conséquence je fis nettoyer et mettre en état ces espingoles, on les chargea, je les fis ensuite mettre à la porte de notre tente où se promenait le factionnaire pour qu'elles se trouvassent toutes prêtes en cas d'alarme; depuis cinq ou six nuits les naturels venaient rôder aux environs de nos tentes, mais on était persuadé qu'ils n'avaient pas d'autres desseins que de voler ce qu'ils pourraient.

Le soir avant de me coucher, je recommandais au factionnaire de veiller bien exactement, et s'il voyait des naturels de m'éveiller, à onze heures du soir il vint me dire qu'il venait de voir cinq ou six naturels près de la tente, je sortis et je vis effectivement ces hommes qui fuyaient et qui montaient la montagne trèsvivement, dès ce moment je pensais qu'ils venaient pour espionner et savoir si on faisait bonne garde, et que leurs projets ne se bornerait pas à chercher à nous voler.

Le lendemain matin 11 du mois, M. Marion vint se promener sur cette île, je lui dis ce qui s'était passé durant la nuit, il me répondit que ces gens là n'avaient d'autres desseins que celui de tâcher d'attraper quelquechose, et qu'il était aisé de les en empêcher en faisant bonne garde la nuit, il ajouta, qu'il venait de recevoir des nouvelles du camp de la mâture, d'oũ on lui marquait que ces insulaires avaient encore paru dans la nuit et qu'il y avait envoyé quelques soldats de renfort pour la garde; je lui observais qu'il ne devait pas se livrer à ces gens avec autant de confiance qu'il le faisait, que j'étais persuadé que ces naturels avaient de mauvais desseins, il n'en crût rien et répétait toujours qu'il n'y avait qu'à les traiter avec bonté et qu'ils ne chercheraient jamais à nous faire aucun mal.

Il me raconta à ce sujet une chose qui lui était arrivée il y avait quelques jours; deux Chefs étant venus le chercher à bord du vaisseau il fut dans son canot avec plusieurs de nos Messieurs et accompagnés à l'ordinaire de quelques soldats. Ces chefs l'avaient conduit à terre et engagé de monter sur une montagne voisine du village de Tacoury. Il y avait sur cette montagne beaucoup de peuple, ils l'y firent asseoir ainsi que les Officiers qui étaient avec lui, il reçut beaucoup de caresses d'eux et ensuite ils lui mirent une espèce de couronne de plumes sur la tête en lui montrant tout le pays et lui faisant entendre qu'ils le reconnaissaient pour leur Roi, ils firent plusieurs cérémonies, traitèrent avec beaucoup de respect, et lui firent présent de poisson et d'une pierre où était gravée leur divinité, de son côté il leur fit aussi quelques présents et beaucoup de caresses, et ils le ramenèrent à bord du vaisseau.

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Après ce récit M. Marion me dit: Comment voudriez-vous que j'eusse mauvaise idée d'un peuple qui me témoigne autant d'amitié, comme je ne leur fais que du bien, certainement ils ne me feront point de mal; enfin il me quitta en me disant que j'avais raison de ne tenir sur mes gardes, d'autant plus que toutes les choses utiles étaient en dépôt sur cette île, mais il me recommanda de traiter avec douceur les gens du pays. Il me dit aussi qu'il comptait aller le lendemain se promener dans l'anse de Tacoury où il croyait trouver encore des coquillages.

Dans l'après-midi le Chef du village de l'île Marion vint me voir avec quelques autres naturels, ils m'apportèrent du poisson qui est leur présent ordinaire; ils furent très surpris de voir dans ma tente les espingoles que j'avais fait mettre en état la veille, et qui étaient toutes montées sur leurs chandeliers. Comme ils n'avaient pas encore vu ces espèces d'armes, ce chef me demanda ce que c'était et quel en était l'usage, je lui expliquais le mieux possible et je lui fis mieux comprendre en prenant huit ou dix balles et les mettant dedans, il comprit pour lors très bien ce que je lui disais et il en marqua de la frayeur en me faisant entendre que cela lui paraissait fort dangereux. Il s'en fut quelques temps après, mais je remarquais qu'il regardait et examinait tout avec beaucoup d'attention, il me demanda même à entrer dans la tente des malades. Quoique je començais à suspecter la curiosité qu'il témoignait et le soin qu'il paraissait apporter à prendre connaissance de tout, je l'y conduisis en l'observant bien; il examina encore bien exactement tout ce qui était dans cette tente et me quitta. Tout ceci m'assura que cet homme avait quelques desseins.

Je fus dans l'après-midi à la chasse avec un volontaire, et comme je voulais aller dans le village de ce Chef, nous fûmes de ce côté, d'où nous allâmes sans affectation au village et comme par rencontre; nous y fûmes bien reçus, le chef me fit différentes questions sur la propriété de nos fusils, il m'avait vu tuer des oiseaux, mais il ne croyait pas que l'on put tuer un homme de même. Comme il y a un grand nombre de chiens dans ce pays, il me fit signe de tirer sur un qui passait, je tirai dessus et le tuais, ce qui le dérouta entièrement, il s'en alla examiner avec le plus grand soin ou le chien avait reçu le coup, et vint regarder ensuite avec la même attention le fusil, il voulut faire comme moi en couchant un autre chien en joue, et il souffla sur la platine, il croyait qu'il ne sagissait que de souffler pour faire partir le coup, je ne cherchais pas davantage à l'instruire, et je fus au

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contraire très-satisfaits qu'il ne connut pas de quelle façon nous nous servions de nos armes.*

Durant la nuit je fus encore éveillé par le factionnaire qui me dit avoir vu une douzaine d'indigènes qui s'approchaient de nos tentes, en sortant je les vis, apparamment qu'ils nous aperçurent, car ils se sauvèrent en grande vitesse.

Le lendemain 12 du mois, le Chef du village vint me voir de bon matin, je lui demandais pourquoi plusieurs de ses gens venaient toutes les nuits; je lui fis entendre que s'ils venaient davantage, je ferai tirer dessus, il me comprit bien et me dit, “Mona,” qui signifie “bon,” il resta avec moi jusqu'à midi, il montra encore la même curiosité que la veille, mais je me prétais moins à le satisfaire; je sus que M. Marion avait été se promener comme il me l'avait dit la veille dans le même endroit.

Le soir avant de me coucher, je donnai l'ordre au factionnaire de m'éveiller aussitôt qu'il y aurait quelquechose de nouveau et de veiller bien exactement. A une heure après minuit il vint me dire que les naturels descendaient de la montagne en grand nombre. Je fus bien surpris de voir environ quatre cents naturels à peu de distance de nos tentes et qui avançaient à grands pas. Je fis aussitôt prendre les espingoles et en fis faire un carré dans lequel nous entrâmes sept, c'était tout ce que nous étions de bien portants. Comme il faisait beau clair de Lune, ils virent nos armes, et sur le champ ils s'arrêtèrent et se couchèrent dans la fougère. Ils n'étaient pas à plus d'une portée de pistolet de nous, il nous aurait été facile en tirant sur eux d'en tuer beaucoup, mais voyant qu'ils n'avançaient plus, je ne voulais pas les attaquer le premier; d'ailleurs M. Marion m'avait si fort recommandé de ne pas leur faire de mal, que je me décidais à les laisser commencer, mais je me résolus en même temps de leur faire payer bien cher, s'ils osaient prendre ce parti. Nous restâmes environ une demi-heure en présence les uns des autres, ensuite je les vis s'en aller, en se tenant toujours baissés, eux et leurs armes, le plus qu'il leur était possible. Quand ils furent un peu éloignés, ils marchèrent plus doucement et furent à petits pas jusqu'au haut de la Montagne.

Le reste de la nuit nous fîmes bonne garde et j'envoyai une sentinelle à vingt pas de la tente du côté où ils s'étaient retirés afin de les observer, mais ils ne firent aucune tentative. D'après

* The Natives of this bay had already felt small shot from Cook's guns. (Cook's Journal, p. 165.)

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ceci il y avait à présumer que leur intention était de nous surprendre et de nous assassiner tous pour s'emparer de ce qui était sur cette île, si ces naturels avaient foncé sur nous, il leur aurait été bien facile de nous réduire par le grand nombre qu'ils étaient d'autant mieux qu'ils étaint venus fort près de nous, je suis très persuadé que ça a été la crainte qu'ils ont eu des espingoles qui les a fait reculer. Si ces hommes avaient été plus entreprenant, ils nous auraient mis en quelque sorte hors d'état de sortir de leur pays, parceque les gouvernails de nos deux vaisseaux étaient sur cette île, et toutes nos rechanges, comme mâts, vergues, filins, etc. et environ soixante scorbutiques qui ne pouvaient pas marcher.

C'était avec raison que les recherches du Chef de cette île m'avaient inspiré de l'ombrage et que j'avais pris de bonnes mesures pour notre sûreté. Aussitôt que le jour parut nous vîmes les montagnes garnies de naturels armés qui nous entouraient, je m'aperçus qu'ils me faisaient des menaces, je vis ensuite un chef que je connaissais, et qui était de la grande terre s'avancer seul et sans armes apparentes, je fus seul au devant de lui ayant seulement une paire de pistolets dans mes poches au cas ou il voulut m'attaquer là m'abordant je m'aperçus qu'il pleurait en me distant: “Tacoury maté Marion,” ce qui signifiait “Tacoury à tué Marion,” je ne compris pas d'abord ce qu'il me disait parceque j'étais persuadé que M. Marion était à bord du vaisseau, cependant il me répéta les mêmes mots plusieurs fois de sorte que je pensais que ce Chef voulait me prévenir que le dessein de Tacoury était de tuer M. Marion. Un moment après il me quitta brusquement. Sur ce que ceux qui étaient sur la montagne lui crièrent; ils le prévenaient vraisemblablement de se retirer, et qu'il venait un bateau; en descendant la montagne je vis la chaloupe du vaisseau venir avec beaucoup de monde, je m'en fus l'attendre au bord de la mer, il y avait un officier dedans qui me dit que s'étant aperçu du vaisseau que les naturels m'entouraient ou m'envoyait du secours, il m'apprit que M. Marion avait été la veille à deux heures après-midi à terre avec deux ou trois chef qui étaient venus le chercher, et qu'il n'était pas revenu. Il avait dit avant de partir qu'il allait pêcher dans l'anse de Tacoury, on avait fait mettre la Seine dans son canot, cette fois il ne volut jamais que des Soldats l'eussent accompagné, disant qu'ils le génaient dans son canot, il s'était embarqué avec quinze hommes, du nombre desquels étaient deux Officiers, qui avaient leurs fusils ainsi que M. Marion. Comme il ne lui était pas encore arrivé de découcher, on était fort inquiet à bord, on pensait cependant qu'il avait été coucher au camp de la mâture; je me rappelais aussitôt ce que le chef venait de me dire que Tacoury avait tué M. Marion, et je vis avec la plus vive douleur

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que cela ne pouvait être que trop vrai. Trente hommes débarquèrent de la chaloupe avec leurs armes et leurs munitions de guerre, ensuite la chaloupe s'en retourna à bord. Je fis aussitôt la visite des armes qu'on m'avait envoyées. Sur les sept heures et demie du matin, nous vîmes venir le même officier dans un petit bateau, qui m'apprit le funeste évènement par lequel nous avions perdu la veille M. Marion et tous ceux qui l'accompagnaient; voici ce qu'il me raconte à ce sujet.

Le Capitaine du Castries avait envoyé sa chaloupe avant le jour pour faire du bois à feu dans l'anse ou M. Marion allait ordinairement à la pêche, cette chaloupe était armée de douze hommes, y compris le maître du vaisseau et un volontaire. A sept heures on avait vu un homme venir à la nage de la grande terre, qu'on avait aussitôt envoyé un bateau pour le sauver. Il se trouva que c'était un des matelots de la chaloupe du Castries qui avait reçu un coup de lance qui lui perçait le côté, quand il fut à bord voici le rapport qu'il fit. Lorsqu'ils avaient été prêts de mettre à terre dans l'anse, qui est en dedans du village de Tacoury, ils virent des naturels qui étaient tous armés mais en petit nombre, qui les appelaient en leur faisent des signes de mettre à terre. Ce qui se nommait Raux, voyant qu'il y avait de beaux bois y fit mettre malgré les représentations du patron qui craignait les naturels, et alléguait qu'ils étaient armés. Dans le premier moment il parut par le favorable accueil qu'ils firent à nos gens que le maître avait eu raison de ne point se méfier d'eux; ceux-ci étant venus les prendre, et les ayant portés à terre sur leurs épaules, comme nos gens n'eurent aucun lieu de se douter de leur complot, ils se séparèrent chacun de leur côte pour couper du bois, et un nommé Lequay était avec celui qui nous faisait ce rapport et au même arbre ou une douzaine de naturels les entourèrent, à un cri affreux qu'ils firent sans doute pour signal, il en parut un nombre considérable qui les assaillirent incontinent. Le Camarade de Lequay se sentant le côté percé d'une lance, et l'ayant saisie et arrachée donna un coup de sa hache à celui qui l'avait blessé; il demêla parmi les cris horribles des sauvages la voix de Lequay qui l'appelait à son secours et l'ayant apperçu colleté par plusieurs il tâcha de le dégager en leur donnant quelques coups de hache, puis la peur l'ayant pris en pensant combien la partie était inégale, il avait cherché à regagner la chaloupe, qu'il apperçut pleine de naturels, qui assassinaient plusieurs de ses camarades qui ayant eu la même idée que lui avaient cherché à s'y sauver, alors voyant les contorsions horribles des sauvages qui mettaient en pièces nos matelots avec leurs propres haches, et entendant leurs voix

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expirantes et plaintives il chercha sa sûreté dans la fuite, sans trop savoir où aller. En fuyant il vit le canot de M. Marion qui était échoué dans le fond de l'anse, ayant traversé un petit bois et le village de Tacoury où une multitude d'enfants par leurs cris augmentèrent sa frayeur et lui firent redoubler ses efforts pour se sauver, il arriva au bord de la mer dans laquelle il se jeta sans balancer dans la crainte que quelques sauvages ne fussent venus le massacrer.

Après ce récit il n'y avait plus à douter que M. Marion n'eut subi le même sort, et que ce chef qui deux heures auparavant me disait que Tacoury avait tué Marion ne m'eut accusé la vérité. Je fus successivement pénétré de sentiments de pitié, d'horreur et de vengeance, mais ne pouvant rien entreprendre pour le moment, je ne pus que m'apesantir sur la considération de l'horrible catastrophe, qui venait de nous enlever un homme que nous avions autant de sujets de regretter, et les braves gens qui avaient partagé son infortune. Nous sentîmes bientôt, la grandeur de la perte, que nous venions de faire, et combien elle était irréparable, c'était un homme tel qui s'en trouve peu pour une mission pareille à celle où nous nous trouvions. Il joignait à toutes les qualitiés d'un premier marin la plus grande douceur, et la plus grande honnêteté, personne n'était plus capable que lui de faire régner la paix et l'union, et d'établir le bon ordre dans son vaisseau. Chaque faute que faisaient ceux qui le remplacaient était autant de nouveaux motifs pour nous de rendre hommage à sa mémoire, après sa mort les fautes devinrent aussi communes qu'elles ayaient été rares de son vivant, on ne faisait plus que sottises sur sottises.

Il y a tout à présumer qu'il fut assassiné en mettant pied à terre, ces malheureux naturels auraient profité du moment qu'il n'était point escorté ni armé pour le massacrer, il est vraisemblable, qu'aucun de ceux qui l'accompagnaient n'ont échappé à la fureur de ces barbares.

L'Officier qui se trouvait commander à bord, me fit dire qu'il faisait armer la chaloupe de quatorze espingoles, quatre pierriers et vingt hommes, pour envoyer donner avis de ce malheureux évènement au Capitaine de Pavillon qui commandait au camp de la mâture, afin de le mettre en état de prendre le parti qui lui semblerait convenir. Aussitôt que les naturels

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s'apperçurent qu'il m'était venu un renfort du vaisseau ils se retirèrent tout à fait sur le sommet des montagnes.

Je travaillai d'abord à faire un retranchement avec environ soixante pièces de quatre qui étaient pleines d'eau, il y avait dans le milieu de ce retranchement une place assez considérable pour contenir les malades et cinquante combattants. A midi je vis dix à douze pirogues qui venaient de la grande terre et qui abordèrent à notre île, du côté du village, il pouvait y avoir trois ou quatre cents hommes, qui se joignirent aux autres en sorte qu'à une heure ils se trouvaient environ mille ou douze cents qui nous entouraient.

J'avais fait mettre les six espingoles du côte où ils devaient attaquer, qui formaient une petite batterie. Ils commencèrent à nous insulter, en criant qu'ils avaient tué Marion, et qu'ils en feraient autant de nous, pour nous faire comprendre ce qu'ils disaient, ils prenaient leurs casse-têtes en répétant “Marion maté,” et faisaient la démonstration de quelle façon ils l'avaient tué. Les derniers venus s'étaient un peu plus approchés que les autres, ils se trouvaient presque à une portée de mousquet, parmi eux je reconnus l'auteur de ce massacre qui se trouvait à la tête des derniers arrivés, c'était Tacoury. Environ une demie-heure après ce scélèrat feignit de descendre la montagne, il me nomma plusieurs fois par mon nom, et me faisait signe de venir; je lui fis les mêmes signes, il eut l'audace de s'approcher à moins de portée de mousquet avec dix des siens. Le voyant donner dans le piège, je fus à lui avec six soldats qui tiraient bien, je n'eus pas fait vingt pas à sa rencontre qu'il tourna casaque, en remontant la montagne je lui fis aussitôt tirer quelques coups de fusil en recommandant de l'ajuster de préférence aux autres, et je lui lâchais aussi le mien, il fut atteint dans les sept coups que nous tirâmes sur lui, car nous le vîmes tomber, ceux qui l'accompagnaient le prirent et l'emportèrent en criant, nous courûmes à eux, mais ils allaient aussi vite que nous, nous fîmes sur eux une seconde décharge, aussitôt il en vint d'autres à leur secours. Je revins à nos tentes, il parut parmi les insulaires beaucoup d'émeute, je ne sais si ce Tacoury a été blessé à mort, mais il n'a plus paru depuis. A la tête de ces naturels étaient tous les chefs qui venaient journellement parmi nous, et qui nous avaient montré le plus s'amitié. Ces malheureux nous avaient fait croire qu'ils étaient tous en guerre les uns contre les autres; soit qu'ils y fussent ou non ils s'étaient tous réunis dans l'espoir de nous réduire, et de s'emparer de nos vaisseaux comme il sera facile de le voir dans la suite.

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A six heures du soir la chaloupe qui avait été au camp revint avec tous les nôtres. Le Capitaine de Pavillon ayant appris ce qui était arrivé à M. Marion jugea qu'il convenait d'abandonner la mâture, pour porter du secours aux vaisseaux qui restaient avec peu de monde et qu'il y avait lieu de craindre que les naturels ne se proposassent de les attaquer vu la grande quantité de pirogues qu'ils avaient rassemblés dans une anse. M. Croizet, par la mort de M. Marion se trouvait commander le vaisseau m'envoya à son arrivée à bord quelques soldats et volontaires qu'il avait ramenés avec lui. Je lui écrivis que je croyais nécessaire que l'on rembarquât tous les malades, ce qui nous mettrait à lieu de nous débarasser d'une partie de nos tentes qui nous gênaient beaucoup à cause du peu d'espace que nous avions, il fut de mon avis et je fis embarquer les scorbutiques dans la chaloupe, ainsi que les tentes, je me contentais d'en faire une petite pour mettre les armes à couvert au cas de pluie, j'envoyai aussi le signal que je devais faire au cas que les naturels nous eussent attaqués pendant la nuit. Ce signal était pour demander la chaloupe bien armée pour nous apporter du secours si nous eussions eu le dessous; on me fit dire du vaisseau que beaucoup de pirogues pleines d'hommes étaient encore passées sur l'île, mais comme nous étions bien retranché il n'y'avait rien à craindre pour leur nombre. On m'envoya un des Officiers qui arrivait du camp de la mâture pour rester avec moi, il me raconta ce qui suit.

Dans la nuit du 12 au 13 nous fûmes surpris de voir les sauvages s'avancer armés tout près de notre camp, on n'en vit que peu dans le principe, mais au bruit qui se faisait entendre dans les broussailles, nous jugeâmes qu'ils étaient cachés en grand nombre, on tira quelques coups de fusil, et on n'entendit plus rien; on fit bonne garde tout la nuit et ils n'osérent rien entreprendre. Au jour nous vîmes l'accore des montagnes garni de naturels armés, peu de temps aprés ils descendirent en si grand nombre que l'on delibéra si on irait aux mâts. Ces naturels avaient presque tous un paquet de poissons à la main, on fut à eux ils traitèrent leur poisson comme à l'ordinaire; on se décida à partir pour le travail, comme je me trouvais de service avec M. Croizet, je partis avec l'avant-garde pour marcher en ordre afin d'habiteur nos gens à ne pas se débander, on avait laissé suffisamment de monde au camp pour le défendre en cas de quelque entreprise de la part des gens du pays.

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On travailla à faire marcher les mâts ils étaient déjà trèsavancés et rendus à un tiers de lieue du camp. Les naturels y vinrent en assez grande quantité et ils nous observaient; vers midi on nous dit qu'ils avaient voulu entourer le camp et y entrer, on avait été obligé de faire feu pour les contenir, ils étaient environ cinq ou six cents. On fut obligé de faire escorter les gens qui apportaient le dîner des travailleurs; nos mâts se trouvaient pour lors sur une petite montagne d'où on voyait la mer, nous apperçûmes de dessus cette hauteur la chaloupe qui arrivait au camp, ensuit on vit venir huit à dix hommes avec la plus grande hâte, ce qui nous fit aller au devant d'eux pour savoir ce qui causait leur empressement, nous ne nous attendions pas à apprendre une nouvelle aussi déplorable que celle qu'ils nous apportaient, en nous informant de tout ce qui venait d'arriver, on jugea qu'il n'était plus possible de continuer l'ouvrage que nous avions commencé. Il fut résolu d'aller au secours des vaisseaux, nous défîmes et emportâmes tous nos appareils, et nous abandonnâmes nos mâts. A peine étions nous partis qu'une multitude de naturels furent piller les choses inutiles que nous laissions. Arrivés au camp nous mîmes dans la chaloupe et dans le canot que nous avions, tous nos effets, et nous nous y embarquâmes tous, quoique nous fussions au nombre de plus de cent personnes. Il fut décidé d'abord que nous irions en passant dans l'anse où avait été assassiné M. Marion et ses gens, sue le rapport que venait de nous faire l'Officier qui commandait la chaloupe, lui et l'équipage assurèrent qu'ils avaient vu en passant devant l'anse de Tacoury le canot de M. Marion et la chaloupe du Castries échoués à peu de distance l'un de l'autre, qu'il y avait beaucoup de naturels qui leur avait fait signe de venir en les manaçant et que plusieurs d'entr'eux portaient les vêtements de M. Marion le jour qu'il fut tué et ceux des nôtres qui avaient subi le même sort, ils passèrent assez près pour reconnaître parfaitement bien la veste de velours qu'avait M. Marion, un chef l'avait sur lui et tenait entre ses mains son fusil qui était garni en argent et qu'il affectait de faire voir, d'autres montraient à son imitation les vêtements des deux Officiers qu'ils avaient assassinés avec lui.

A peine eûmes nous poussé au large que les naturels qui s'étaient retirés sur le haut des montagnes voisines, accoururent pour piller ce que nous avions pu laisser, et mirent le feu au camp; on leur tira plusieurs coups de fusil. Nous vîmes en passant

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devant l'anse de Tacoury une grande foule de naturels, mais M. Croizet ne fut pas de l'avis d'aller leur enlever nos bateaux disant que la chaloupe était trop embarrassée, et c'était cependant le vrai moment, avec nos espingoles et nos pierriers nous eussions éloignés ces naturels et repris facilement une chose aussi précieuse que l'était l'objet qui nous avait amenés mais il ne fut pas possible de lui faire prendre ce parti; ils eurent encore l'insolence de nous faire voir les tristes dépouilles de leurs malheureuses victimes. En arrivant à bord M. Croizet qui se trouvait commander le vaisseau fit tirer plusieurs coups de canons sur le village de Tacoury, qui furent d'autant plus inutiles qu'à peine les boulets pouvaient y aller. Tel fut le récit qui me fut fait.

Quant à moi je m'occupais à prendre sur l'île Marion les précautions nécessaires pour nous mettre en état de nous défendre en cas d'attaque durant la nuit, je fis poser des sentinelles de tous les côtés par où on pouvait nous attaquer, nous avions une forge à trois cents pas environ de nous, qu'il fallait garder, j'y envoyai un détachement de douze hommes qui pouvaient se retrancher dedans, et s'y défendre facilement, mais nous avions contre nous un très-mauvais temps, il tomba une grosse pluie toute la nuit, de sorte qu'il fallait prendre bien des précautions pour ne pas mouiller nos armes, chaque sentinelle avait un morceau de peau de mouton qui envelloppait la batterie de son fusil.

La petite tente que j'avais fait faire dans notre retranchement nous fut très utile, on se retirait dedans pendant le fort de la pluie, enfin à onze heures du soir, les sauvages firent une fausse attaque à la forge, elle fut très bien défendue, j'y envoyai aussitôt six soldats de renfort, le feu fut vif, un moment après ils s'approchèrent de nous, les sentinelles se reployèrent du côté du retranchement, pour lors nous les apperçumes, nous fîmes feu dessus, et je fis en même temps faire le signal dont j'étais convenu avec M. Croizet au cas d'attaque qui était, un coup d'espingole et deux fusées, après que nous eûmes fait quelques décharges de mousqueterie, ils se retirèrent, ne nous ayant lancé que quelques flêches et de longues lances dont quelques unes tombèrent dans notre retranchement. Ils tinrent plus longtemps à la forge, mais le feu y fut si vif qu'ils prirent aussi la fuite; ils étaient venus fort près, on les vit qui emportaient plusieurs des leurs tant morts que blessés, ils se jetèrent dans le bois qui était tout proche de la forge. La chaloupe arriva, comme elle nous devenait inutile, nous la renvoyâmes à bord, il ne firent aucune tentative le reste de la nuit, au jour je trouvai

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que leur nombre avait considérablement augmenté, ils nous faisaient quelques menaces en nous montrant les vêtements de M. Marion ainsi que son fusil.

Je proposai d'aller les attaquer sur la montagne, et à midi, je reçus l'ordre de le faire, je choisis vingt-six hommes dont je pouvais être sûr, six étaient volontaires, et le reste était des soldats, je leur fis prendre à chacun un fusil, une paire pistolets de ceinture et un sabre, avec quarante coups à tirer, et à une heure je me mis à la tête de mon petit détachement, laissant le camp sous la garde d'un officier et d'environ trente hommes, tant soldats que matelots, aussitôt que les naturels nous virent monter la montagne, ils levèrent leur camp et se retirèrent dans leur village fortifié. Lorsque nous fûmes arrivés sur le haut de la montagne nous vîmes une grande quantité de pirogues qui étaient au bas du village, ou s'embarquaient les femmes, les jeunes gens et les enfants, il paraissait un grand mouvement dans ce village. Il est bon que je donne une idée de sa situation avant d'aller plus loin.

Il est situé sur l'extrémité d'une presqu'île qui s'avance à la mer, et il est inabordable de trois côtés à cause des précipices qui l'environnent, pour le mieux défendre il est encore entouré de trois rangs de palissades, en face était un cavalier qui n'était rien autre chose que quatre longues pièces de bois plantées debout au haut desquelles est établi par des gaulettes affermies sur des traverses une plate forme, ils y montent avec une échelle, et d'où ils combattent avec un avantage considérable, à armes égales, tous leurs villages ont de ces cavaliers, à gauche il y avait un petit sentier où un homme pouvait passer en tirant les palissades d'une main pour ne pas tomber dans le fossé, ce sentier était pratiqué pour se rendre à la porte qui pouvait avoir deux pieds carrés et qui était la seule qu'il y eut pour entrer dans le village, et elle était à l'extrémité la plus éloignée, c'était le seul endroit par lequel on put y pénétrer, la mer battant les trois autres cotés. Comme je connaissais très bien ce village je me décidais promptement et je continuai à marcher, nous n'en étions pas à plus d'une portée et demie de mousquet lorsque nous vîmes deux chefs en sortir, je pensais d'abord qu'ils venaient nous demander la paix, mais tout au contraire ils nous lancérent des flèches à fouet, qui sont des armes* très peu dangereuses; ils nous donnèrent le temps de les approcher, nous leur tirâmes quelques coups de fusil, dont un des deux eut la cuisse cassée

* Throughout this narrative the word “flèche” in the original, is translated “dart.” A full description of these darts and the throwing-sticks by which they were propelled is given in Hamilton's “Maori Art,” p. 244. The native terms were kotaha (dart) and kopere (throwing-stick).— Translator.

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et reçu autre coup de fusil, au travers du corps, l'autre rentra bien vite dans le village. Comme ils virent bien que notre intention était de nous rendre maître de leur village et de passer par le sentier, ils se servirent d'une ruse qui nous gèna beaucoup, ils jetèrent sur ce sentier de l'eau afin de nous faire glisser, par ce moyen nous empêcher de passer, la terre qui était déjà très grasse secondait bien leurs désirs. Avant de nous y présenter, je recommandais à mon petit détachement que sitôt que nous serions entrés dans le sentier, ils marchassent le plus promptement qu'il serait possible et qu'ils eussent la plus grande attention de faire un feu roulant, en ajustant de leur mieux pour ne pas tirer inutilement, et qu'ils fissent en sorte de parer les flêches, lances, et autres armes qui pourraient nous être lancées; je leur dis que nous ne nous arrêterions que lorsque nous serions rendus à la porte devant laquelle était un espace, où il pouvait tenir deux hommes de front. Tous ceux qui formaient mon petit détachement étaient des gens sur lesquels je pouvais compter, et qui ne respiraient que la vengeance, aussi je fus fort tranquille de ce côte là. Pour ne pas donner le temps à nos ennemis de se reconnaître je marchai suivi de mes vingt six braves gens; en entrant dans le sentier nous vîmes plusieurs naturels qui montaient sur le cavalier, mais trois ou quatre qui y étaient ayant été tués, cela empêcha les autres de chercher à les remplacer. Les trois cents pas environ qu'il y avait, pour se rendre à la porte furent bientôt faits malgré les lances qu'ils nous envoyaient, ce qui nous gênait le plus était l'eau qu'ils avaient jetée, mais les palissades, que nous eûmes attention de tenir nous empêchèrent de tomber dans le fossé. Nous fûmes assez heureux pour parvenir à la porte sans que personne fut blessé, nous la trouvâmes fermée et défendue par deux chefs, étant vis à vis de cette porte et n'y ayant que des palissades qui nous séparassent de nos ennemis nous commençames à faire un feu très vif. Ces deux chefs furent tués des premiers, ils furent aussitôt remplacés par un autre, je m'apperçus que les palissades nous nuisaient en ce qu'elles arrêtaient nos balles, je recommandais à mon détachement de passer le bout de leurs fusils entre le premier rang des palissades, afin de ne point perdre de coups. Nous avions un avantage bien considérable; lorsqu'ils se mettaient en devoir de nous envoyer leurs lances, flêches, et autres armes, ils se mettaient à découvert et nous les avions plutôt ajustés qu'ils n'avaient mesuré leurs coups. Il n'y avait que leur grand nombre qui pouvait leur donner quelque avantage sur nous. Comme je me trouvais auprés de la porte, je voyais bien à découvert

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ces chefs qu'un espèce d'abat-vent* parait beaucoup, cependant cela n'empêcha pas qu'il n'y en eut cinq de tués. Ces hommes se battaient avec beaucoup de valeur, et ils encourageaient leur peuple, le cinquième qui se présenta montra encore plus de courage que les autres, il approcha avec une longue lance, et en donna un coup assez fort au sergent qui se trouvait à côté de moi, cette arme l'atteignit un peu plus haut que l'œil et peu s'en fallut que ce coup ne le renversât dans le fossé. Ce chef fut presque aussitôt tué, c'était vraisemblablement le dernier, car il n'en parut plus d'autres. Je m'apperçus qu'ils ne faisaient presque plus de résistance, et qu'il ne nous venait que fort peu de lances et de flêches ou de sagaies, je voulus forcer la porte, mais je ne le pus encore; ceux qui étaient à côté de moi la mirent en pièces à coups de crosses de fusils et de coups de pierres. Nous entrâmes aussitôt; il y restait quelques naturels qi se battirent encore pour faciliter l'embarquement des leurs qui avaient pris la fuite, ils se jetèrent dans le rempart qui était du côté opposé, nous fîmes encore feu sur eux, je reçus un coup de lance qui me blessa à la cuisse, dans le même moment un soldat fut aussi blessé au côté, ma blessure ne me fit pas pour lors beaucoup sensible, nous fûmes bientot à la poursuite des fuyards, nous les vîmes se jeter dans leurs pirogues. Il y en avait déjà deux grandes qui étaient au large, pleines de naturels, mais ceux qui s'embarquaient ne nous éechappèrent pas, nous fîmes plusieurs décharges dessus, ce fut dans cet endroit que nous fîmes le plus de carnage, rien ne nous empêchait de bien ajuster. Tous ceux qui se trouvèrent en bas du rempart furent tués ou noyés. Ils avaient défendu l'entrée du village pendant environ quarante minutes et avec beaucoup de sang froid, car on n'entendait parler personne que les chefs, qui donnaient leurs ordres et qui se faisaient toujours voir dans les endroits les plus dangereux, mais aussitôt que les chefs eurent été tués, ces naturels montrèrent autant de frayeur qu'ils avaient montré de courage, tant qu'ils les avaient eu à leur tête et ils prirent la fuite.

Nous trouvant maîtres du village, je fis visiter les magasins et quelques maisons comme celle du chef, etc., mais nous ne trouvâmes rien. Il est vraisemblable qu'ils avaient fait tout emporter par les pirogues qui étaient echappées et même par celles qui avaient emporté les femmes avant le combat,

* The word in the original is “abat-vent,” the literal translation being “pent-house.” Hamilton in his “Maori Art,” p. 107, gives papatu, a screen for defensive purposes.—Translator.

Du Clesmeur says (p. 467) that only one man was wounded, and also that the Chevalier de Lorimer was in command.

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nous ne trouvâmes aucun vestige des nôtres ni dans les magasins ni dont les maisons. Je fus entièrement convaincu que ces peuples n'avaient aucune connaissance antérieure des Européens, et qu'ils étaient conséquemment dans une parfaite ignorance de l'effèt et de la portée de nos armes à feu, en ce qu'ils croyaient par le moyen de leurs manteaux se garantir de nos coups* ils venaient avec la plus grande confiance se présenter devant nous, et sitôt qu'ils s'appercevaient qu'on les ajustait ils présentèrent leurs manteaux, dans l'espoir de parer par ce faible moyen les coups que nous avions dessein de leur porter, cela pouvait être bon contre l'atteinte d'armes comme les leurs, mais c'était un trop faible obstacle pour nos balles. Je remarquai pendant le combat une vieille femme, la seule qui fut restée dans le village, qui montra beaucoup de hardiesse, elle tenait dans ses bras différentes armes, et les donnait aux hommes, elle fut tuée dès le commencement de l'action. J'estime qu'ils étaient restés environ quatre cent cinquante pour la défense de cette forteresse, de ce nombre il s'en est échappé que deux grandes pirogues pleines dans lesquelles il pouvait y avoir deux cents hommes passant dans les deux, le reste a été tué et noyé, car ils se jetaient à la mer pour se soustraire à nos coups, mais comme il ventait gros frais, et que la mer était très grosse, ils ne purent gagner d'autres terres qui étaient à une demie lieue de l'île. On avait envoyé notre chaloupe bien arméee pour venir se poster au bas du village, mais le vent était si fort, et la mer si agitée que ce bateau ne put jamais s'y rendre malgré les efforts que firent les hommes qui étaient dedans, s'ils eussent pu remplir leur mission, il ne se fut échappé personne. Ces naturels ont dû apprendre par cet échec à ne pas se fier sur leur grand nombre ni sur leurs armes trop faibles pour s'opposer aux nôtres. Je visitai les corps de quelques uns des chefs qui avaient été tués, je trouvais qu'ils avaient jusqu'à trois et quatre coups de fusil tous mortels, il est certain que ces hommes firent une résistance acharnée à laquelle nous nous étions point attendus. Parmi les morts il n'y avait presque pas de jeunes gens, c'étaient tous des hommes faits. Il y a apparence qu'il n'y a que les gens de l'age viril qui aillent à la guerre ou qui soient admis à la défense de leurs villages.

A la mort du dernier de leurs chefs, ces naturels nous ont fait voir qu'ils ne résistaient qu'autant qu'ils sont bien commandés, il y a apparence qu'ils auront pensé qu'il en était de même chez nous, et qu'en tuant M. Marion qu'ils connaissaient pour notre chef, il leur aurait été facile, de nous réduire, cependant ils auraient dû voir qu'après M. Marion les officiers étaient

* The cloaks were really thick mats, used as defences; the Maori term is pukupuku (see Hamilton's “Maori Art,” p. 180).—Translator.

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d'autres chefs, et même ils nous portaient presque autant de respect qu'à M. Marion, au lieu qu'ils n'avaient aucune considération pour les gens de l'équipage, comme jusqu'au moment de la catastrophe ils avaient toujours été parmi nous, ils avaient en lieu de se mettre à peu près au fait de nous usages.

Après avoi fait plusieurs recherches dans ce village, j'y fit mettre le feu du côte d'oû venait le vent, tout fut consommé en moins d'une heure et demie, les rangs de palissades qui se trouvait éloignés des maisons échappèrent au feu, nous les destinâmes pour le bois à feu des vaisseaux. Je fis abattre le cavalier qui avait aussi échappé au feu et nous en tirâmes parti. Après avoir eu tout détruit je revins au camp avec mon petit détachement. Je fus assez heureux pour ne perdre personne, ma première crainte fut que les armes de nos ennemis n'eussent été empoisonnées et cela fondé sur ce que ma cuisse devint très enflée, et que j'y ressentais de vives douleurs, mais ce ne fut que plus de douze heures après, il en fut de même du sergent et du soldat qui avaient été blessés, nous en fûmes quittes pour la peur, et je vis avec plaisir que ces insulaires ne se servent pas de poison et ne le connaissent pas, car ma blessure n'eut d'autres suites fâcheuses, et en huit jours je fus guéri; nous nous tinmes toute la nuit et les suivantes sur nos gardes, mais il ne se passa rien de nouveau.

On travailla dès le lendemain à lever le camp et à tirer tout ce qu'il y avait d'effets. Un officier qui était avec moi, fut, deux jours après cette affaire avec un petit détachement au village pour voir si les naturels étaient venus pendant la nuit, ils ne trouvèrent pas un corps mort aux environs, les naturels étaient revenus pour les enterrer, ceux qui étaient tués, et s'étant aperçus qu'en divers endroits la terre avait été fraichement remuée, et quelques uns de nos soldats ayant fouillé ils trouvèrent des cadavres, ce qui prouve qu'ils donnent la sépulture à leurs morts.

L'impossibilité où nous crûmes nous être mis d'aller chercher les mâts, qu'on avait abandonnés et que l'on jugeait brûlés fit que l'on prit le parti de les faire à bord de nos vaisseaux de plusieurs pièces. Nous fîmes faire le mât de misaine du Castries à bord de notre vaisseau, comme le plus grand, et le mât de beaupré à bord du Castries; celui de misaine fut fait de neuf morceaux, pour celui du beaupré, ce fut un mât de hune avec de fortes jumelles.

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On s'occupa à temps à faire le bois à feu et l'eau nécessaire aux deux navires, l'un et l'autre furent pris sur l'île Marion, les palissades du village furent suffisantes pour le premier objet, et l'eau du ruisseau nous fournit le dernier.

Le 28 notre chaloupe ayant été faire de l'eau sur l'île (le camp était levé) l'Officier crût voir, ainsi que l'équipage un de nos bateaux auprés de la grande terre, il fut avec sa chaloupe dans l'Ouest qui était l'endroit où il croyait l'avoir vu, mais il ne trouva que des pirogues, il se mit en devoir de faire enlever un très-beau morceau de bois qu'il vit en cet endroit sur les chantiers. Les naturels étant venus s'y opposer en petit nombre et sans armes, il voulut en faire saisir un vivant afin de nous instruire du sort des nôtres, deux des soldats qui étaient dans la chaloupe en prirent un, mais n'ayant pas prit assez de précautions pour qu'il ne pût leur échapper, cet homme trouva moyen de se dégager et se sauva, ils tirèrent sur lui et le manquèrent. Comme ils se trouvaient à portée de l'endroit où avait été fait le massacre de M. Marion, cet officier voulut aller à la recherche de nos bateaux dans l'anse où ils avaient déjà été vus, il n'y trouva rien autre chose qu'une troupe de naturels du village de Tacoury qui vinrent se présenter; plusieurs d'entr'eux étaient couverts des vêtements des nôtres; on vit aussi entre leurs mains le fusil de M. Marion qui était très reconnaissable, ainsi que je l'ai déjà dit, et qu'ils affectaient de montrer, ainsi que le sabre d'un des Officiers qui avait accompagné M. Marion et toutes les autres dépouilles de leurs malheureux victimes qu'ils n'oublièrent point de montrer. Il leur fut tiré quelques coups de fusil, et nos gens revinrent à bord, sans avoir rien vu que ce que je viens de citer.

Le 29, je fus dans la chaloupe pour faire couper les palissades du village que j'avais détruit le 14 sur l'île Marion. Je postais un factionnaire sur la montagne dans l'endroit où l'on pouvait découvrir le plus de pays, les autres soldats étaient à une petite distance du village afin de protéger les travailleurs.

Le factionnaire apperçut un naturel qui s'était caché dans la fougère il lui tira son coup de fusil, et aussitôt il parut soixante à quatre vingts naturels qui étaient aussi dans l'herbe, et qui se

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voyant découverts se levèrent et prirent la fuite. Nous nous trouvions à peu de distance d'eux, nous les poursuivîmes et leur coupâmes le chemin, par lequel ils cherchaient à regagner leurs pirogues, nous y fûmes assez tôt, pour empêcher à environ vingt cinq de s'embarquer, dont six furent tués à terre les autres se jétèrent à la mer, et y furent tués ou noyés, ceux qui avaient eu le temps de regagner leurs pirogues étaient déjà au large, ils se sauvèrent et se retirèrent dans un village qui est sur une petite île, à peu de distance de l'île Marion, il nous parut qu'il y avait beaucoup de naturels dans ce village, ils étaient venus vraisemblablement pour tâcher de nous surprendre, nous leur enlevâmes deux pirogues.

Le 7 Juillet, on s'avisa mais beaucoup trop tard, de faire une descente en règle au village de Tacoury, pour y faire disait-on la recherche de ce qu'étaient devenus M. Marion et ceux qui l'avaient accompagné, mais comme il y avait vingt-cinq jours d'ecoulés depuis le massacre, dont nous avions si peu lieu de douter, cette recherche fut inutile, on ne trouva rien, ou du moins très peu de choses; les naturels qui nous observaient continuellement nous voyant aller en grand nombre à ce village l'abandonnèrent, et se retirèrent sur les montagnes voisines, et emportaient tout ce qu'ils avaient. Il y a apparence qu'ils craignaient et prévoyaient notre visite, car depuis quelques jours il y avait qui était déjà campé sur les montagnes, enfin nous ne rencontrâmes qu'un vieux naturel que les soldats tuèrent, on vit quelques avirons de nos bateaux qui étaient encore teints de sang et un morceau de l'étrave de la chaloupe du Castries, il y a présumer qu'ils ont démoli cette chaloupe ainsi que le canot pour en tirer le fer. Nous parcourûmes tous les environs de ce village ainsi que l'anse où avaient été assassinés les nôtres, nous n'y trouvâmes rien. Dans la maison de Tacoury, était une tête d'homme au bout d'un poteau planté dans le milieu de la chambre, cette tête avait été cuite, on y voyait des traces qui dénotaient qu'on y avait appliqué les dents. Dans une autre maison à côté, était un os de cuisse qui était encore attaché à une broche de bois, la chair en avait tirée en plusieurs endroits avec les dents, il y en avait encore un peu autour de l'os, qui était cuite et sèche. Il n'y a aucun lieu de douter d'après cela que ces naturels ne soient Antropophages, ni conséquemment quel a dû être le sort de M. Marion et de ses malheureux compagnons d'infortune. Mais ces peuples n'exercent cette barbarie que de vainqueurs à

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vaincus, comme je l'ai déjà dit. Nous avons vu plusieurs d'entr'eux, qui portaient pour parure à leur col et à leurs oreilles des dents humaines, quoiqu'il en soit.

Il est sans doute bien fâcheux et révoltant pour l'humanité de ne s'être pas plus tôt porté à cette recherche, on devait s'attendre que c'était pour lors inutile, et qu'il était trop tard. Si nous n'eussions pas eu le bonheur, ainsi que tout porte à le croire, de secourir M. Marion et ceux qui l'accompagnaient, au moins aurait—il pu se faire que nous eussions pu en recueillir quelques uns qui dans les premiers moments auront pu s'échapper, ainsi que le matelot dont j'ai parlé ci-devant. Puisque cet homme dit en avoir vu deux qui s'étaient déjà débarrassés, et avaient gagné la chaloupe, où les gens du pays qui s'en étaient emparés les massacrèrent, s'ils avaient su nager peut-être en auraientils fait autant que lui. Il n'est point contre la vraisemblance qu'il s'en soit sauvé quelques uns soit du canot de M. Marion, soit de la chaloupe, qui auraient pu se cacher dans le bois, avec l'espoir d'être secourus, ou de trouver quelque moyen de revenir à bord du vaisseau. Ils y seront morts de leurs blessures, ou de faim, ou auront été découverts par les naturels qui leur auront ôté le peu de vie qui leur restait. Cela est d'autant plus probable que le matelot qui s'est échappé dit s'être débarrassé de huit naturels armés, dont il a blessé plusieurs à coups de hache.

Dans le nombre de ceux qui étaient avec M. Marion, il y en avait qui n'avaient jamais pu s'empêcher de conserver de la méfiance contre ces naturels, entr'autres le capitaine d'armes de notre vaisseau qui était un serviteur, couvert de blessures dans la dernière guerre. Il y à croire que cet homme aura vendu sa vie bien cher, ainsi qu'une partie de ceux qui se sont trouvés dans cette funeste catastrophe. Il aurait pu se faire que quelques uns de ces infortunés se seraient dégagés et auraient réussi à se sauver. Dans cette incertitude n'aurait-il pas convenu que nous eussions mis tout en œuvre et avec la plus grande célérité pour les arracher à une mort aussi affreuse et aussi désespérante que celle qui aura terminé leurs jours; je fis toutes ces représentations à M. Croizet, et lui dis qu'il n'y avait rien à risquer d'aller prendre le village de Tacoury dès le lendemain de notre expédition au village de l'île Marion, que ces naturels après l'echec qu'ils venaient de recevoir n'auraient fait aucune résistance, d'ailleurs que c'était le moyen de secourir ceux qui auraient

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échappé, mais il ne fut pas de mon avis non plus que le Capitaine du Castries; ces Messieurs dirent qu'il n'était pas prudent de s'exposer davantage; ainsi l'espace de temps qui s'est êcoulé depuis le 12 Juin jusqu'au 7 de Juillet ne permet pas de mettre aucun des nôtres existants. L'expédition que l'on vient de faire était fort inutile et ne nous a donné aucun éclaircissement, on à seulement brûlé le village, et celui de Piquioré, qui en était peu éloigné, voilà le seul fruit qu'on en eut tiré. Du haut des montagnes les sauvages se faisaient voir, et nous montraient les dépouilles des nôtres qu'ils tenaient au bout de perches.

Le 8 on fut encore à ce village pour y enlever quelques pirogues, les naturels restèrent campés sur les montagnes d'ouù ils nous observaient et affectaient de nous montrer les dépouilles des malheureux qu'ils avaient massacrés.

Le 11, nous étions prêts à partir, la flûte le Castries était remâtée, on tint ce même jour conseil sur la route qu'il convenait de faire en sortant de ce port, vu notre situation et nos besoins, nous n'avions trouvé dans les papiers de M. Marion aucun projet, ses instructions ne pouvaient nous guider, puisque Boutaveri ce naturel de Taïti ou de Cythère que nous devions y ramener était mort, de sorte qu'il ne nous restait à choisir, que d'aller au Chili ou a Manille, pour où M. Marion s'était muni d'un passeport de la Cour d'Espagne. Nos pertes en hommes, ancres, câbles, filains, et mâts, et le mauvais état de nos équipages, dont une grande partie était encore attaquée du scorbut nous mettaient dans l'impossibilité de continuer nos découvertes. Tous ces inconvénients firent que nous nous décidâmes à faire route pour Manille, en passant aux îles de Rotterdam et d'Amsterdam d'où nous aurions été chercher la route des galions de Manille pour relâcher à Puaham, la principale des îles Marianne, afin d'y prendre des vivres et un pilote pratique du Détroit des Bernardines.

Le 12 on envoya enterrer une bouteille sur l'île Marion, où étaient renfermées les armes de France et la prise de possession de tout ce pays que nous nommâmes la France-Australe, cette bouteille est à quatre pieds dans la terre, à cinquante sept pas du bord de la mer, à compter de l'endroit où la mer monte le plus, et à dix pas du ruisseau; cette bouteille a été mise avec toutes précautions nécessaires.

Pendant la journée on s'occupa à se préparer pour appareiller; le lendemain au matin, les voiles furent mises en vergues et on se disposa à lever les ancres.

* * * *

Pour copie conforme.

L'Archiviste du Service hydrographique de
la Marine
.